Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/190

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j’avais non pas deux fois, mais un million de fois plus de raisons d’être ici. Mais il y a dans la vie des événements singuliers, imprévus, qui viennent tout embrouiller, tout mettre sens dessus dessous. Eh bien, il m’est arrivé un événement de ce genre. Je vous l’ai déjà dit, dans le courant de ces trois jours j’ai tout à fait changé, ce qui veut dire que je me suis trouvé dans des circonstances graves.

— Ah ! mon Dieu ! Ne nous fais pas languir, s’écria Natacha ; dis-nous vite ce qui t’est arrivé.

— C’est ce que je veux faire, reprit-il. Ah ! mes amis ! Ce que j’ai vu ! ce que j’ai fait ! quelles connaissances j’ai faites ! D’abord Katia, c’est la perfection même ! Je ne la connaissais pas du tout, mais pas du tout, jusqu’ici, et quoique je t’aie parlé d’elle, mardi dernier, tu te rappelles, Natacha, avec tant d’animation, je ne la connaissais que fort imparfaitement, elle ne s’était pas montrée ouvertement à moi, elle s’était pour ainsi dire cachée ; maintenant nous nous connaissons tout à fait, nous nous tutoyons. Je voudrais que tu eusses entendu comment elle m’a parlé de toi, Natacha, lorsque, mercredi dernier, je lui ai raconté ce qui avait eu lieu la veille !,.. À propos ! quelle sotte figure je faisais ce mercredi, quand j’ai passé chez toi, le matin ! Tu me reçois avec effusion ; toute pénétrée du sentiment de notre nouvelle situation, tu sens le besoin d’en parler, tu es à la fois triste et enjouée, et moi, je tranche de l’homme sérieux, sot que j’étais ! C’est que, ma foi, je voulais poser pour l’homme grave, qui va être marié, et je n’ai rien trouvé de mieux que de jouer ce rôle devant toi. Tu as bien dû te moquer de moi, et ce n’était que mérité.

Le prince ne disait mot ; il regardait son fils d’un air narquois, et semblait content de le voir si léger et si ridicule. Je l’observai toute la soirée avec attention, et j’acquis la persuasion que, malgré ses protestations d’amour paternel, il ne l’aimait pas.

— En sortant de chez toi, reprit Aliocha, j’allai chez Katia. C’est ce jour-là que j’ai appris à la connaître, et cela s’est fait en un clin d’œil : il a suffi de quelques paroles passionnées, de l’échange de quelques idées, et nous nous étions