Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/264

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Celle jusqu’où allait cette femme et vous avec elle.

— Ha ! vous appelez cela de la bestialité ? cela prouve que vous êtes encore à la lisière. Il est vrai que l’indépendance peut se montrer d’une manière tout opposée ; mais parlons simplement, mon ami, avouez que c’est absurde.

— Est-il quelque chose qui ne soit pas absurde, pour vous ?

— Ce qui ne l’est pas, c’est ma personnalité, c’est mon moi : tout est pour moi, c’est pour moi que le monde a été créé. Voyez, mon ami, je n’ai pas encore cessé de croire que l’on peut vivre joyeusement en ce monde, et je tiens cette croyance la meilleure de toutes, attendu que sans elle on ne pourrait pas même y vivre mal : il ne resterait qu’à s’empoisonner. On prétend que c’est ainsi que fit certain fou. Il s’enfonça dans sa philosophie jusqu’à la négation de tout, et lorsqu’il eut tout détruit, lorsqu’il ne resta plus rien debout, ni obligations, ni principes, ni devoirs, lorsqu’il se trouva en face du total : zéro, il proclama que ce qu’il y a de meilleur dans la vie, c’est l’acide prussique. Vous me direz : C’était Hamlet, c’était un désespoir immense, quelque chose de si profond que nous n’en approchons jamais, même en rêve. Mais vous êtes poëte, et moi simple mortel ; voilà pourquoi je dis qu’il faut envisager les choses à un point de vue pratique. Il y a longtemps que je me suis affranchi de toute entrave, de toute obligation. Pour moi, le devoir n’existe qu’en tant qu’il peut me rapproter un profit quelconque. Vous ne sauriez, cela se comprend, considérer les choses ainsi : vous avez des entraves aux pieds, et votre goût est malade. Vous parlez d’idéal, de vertu. Eh bien, mon ami, je serais enchanté d’admettre tout ce que vous voudrez, mais qu’y puis-je si je suis sincèrement convaincu que l’égoïsme est la base de toute vertu humaine ? Plus une action est vertueuse, plus elle contient d’égoïsme ; la vie est une transaction commerciale : ne jetez pas votre argent par les fenêtres ; mais payez, si bon vous semble, le plaisir qu’on vous fait, et vous aurez rempli tous vos devoirs envers votre prochain ; voilà ma morale, si vous tenez à la connaître. Cependant je vous avoue qu’il vaut encore mieux, selon moi, ne pas payer son prochain, et savoir le faire travailler gratis. Je n’ai et ne