Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/293

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d’autre visite que celle de la matinée. Ne sachant plus de quel côté me diriger, je me rendis chez la Boubnow, et j’appris de la femme du fabricant de cercueils que la maîtresse de la maison était consignée depuis la veille au bureau de police, et que depuis certain jour on n’avait pas revu l’enfant. Exténué de fatigue, je retournai chez Masloboïew ; il n’était pas rentré, et personne n’était venu ; mon billet était encore sur la table. J’étais au désespoir.

La soirée était avancée ; je repris dans une angoisse mortelle le chemin de la maison. Je devais aller ce soir-là chez Natacha ; je n’avais pas mangé de toute la journée, et les inquiétudes que Nelly m’avait causées ne m’avaient pas même laissé le temps d’y penser. Obsédé par les plus sombres pensées, je repris ma course désespérée. Ou faut-il la chercher, ô mon Dieu ? où est-elle à présent ? m’écriai-je. N’a-t-elle pas perdu la raison ?

À peine avais-je poussé cette exclamation, que je l’aperçus soudain à quelques pas devant moi. Elle était adossée à un réverbère et ne m’avait pas remarqué. Mon premier mouvement fut de courir à elle, mais je m’arrêtai : « Que fait-elle là ? » me demandai-je dans ma perplexité, et, bien sur cette fois qu’elle ne m’échapperait pas, je résolus d’attendre et d’observer. Il s’écoula une dizaine de minutes ; elle était toujours là immobile à regarder les passants. Tout à coup un petit vieillard bien mis vint à passer ; Nelly s’approcha de lui ; sans s’arrêter, il tira quelque chose de sa poche et le donna à l’enfant, qui remercia en s’inclinant. Je ne saurais exprimer ce que je ressentis en ce moment ; il me semblait que quelque chose qui m’était cher, que j’avais caressé et choyé avec amour, était en cet instant souillé et traîné dans la fange. Je ne pus retenir mes larmes.

Oui, je pleurais ma pauvre Nelly, et pourtant j’étais indigné de sa conduite : ce n’était pas le besoin qui la faisait mendier, elle n’était pas délaissée, abandonnée, jetée à la merci du sort ; elle ne s’était pas échappée des mains de cruels oppresseurs, mais de celles d’amis qui la chérissaient et n’avaient cessé de l’entourer de soins et de caresses. Elle semblait avoir voulu étonner ou effrayer par cet exploit et