Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/313

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Je suis brisée… Demain je le verrai pour la dernière fois !... Il y a une demi-heure qu’il est sorti et que je suis ici à t’attendre, Vania, et je pensais, sais-tu à quoi ? sais-tu la question que je me posais ? Je me demandais si je l’ai aimé et ce qu’a été notre amour ! Ne trouves-tu pas plaisant, Vania, que j’aie attendu jusqu’à présent pour me demander cela ?

— Calme-toi, Natacha.

— Eh bien ! Vania, je suis arrivée à la conclusion que je ne l’aimais pas comme un égal, comme on aime un amant. Je l’aimais… presque comme une mère.

Son émotion devenait à chaque instant plus violente, plus fiévreuse ; elle sentait le besoin de parler, mais ses paroles étaient décousues et à demi articulées. Mon inquiétude augmentait.

— Il était à moi, continua-t-elle. Depuis la première fois que je l’avais vu, j’avais senti naître en moi un invincible désir qu’il fût mien, qu’il ne vît que moi. Je l’aimais tellement qu’il me semblait qu’il me faisait pitié… Quand je restais seule, j’étais constamment dévorée du désir irrésistible qu’il fût heureux plus que personne au monde, et ce désir pouvait aller jusqu’au tourment. Il m’était impossible de le regarder sans émotion : son visage avait des expressions (tu le sais, Vania) que nul autre ne saurait avoir ; quand il riait, un frisson parcourait tout mon corps.

— Natacha, écoute…

— On disait toujours, reprit-elle en m’interrompant, et tu disais, toi aussi, qu’il était sans caractère… que son esprit n’allait pas plus loin que celui d’un enfant. Eh bien ! c’est ce que j’aimais le plus en lui, le croirais-tu ? Je ne sais pas si je n’aimais justement que cela. Je l’aimais simplement tel qu’il était, et eût-il été tout autre, eût-il eu du caractère et de l’esprit, je ne l’aurais peut-être pas aimé autant. Tu te souviens que nous nous sommes querellés, il y a trois mois, alors qu’il avait été chez une certaine Minna… Je l’appris, je le surveillai, et, figure-toi ! je souffrais le martyre, et te l’avouerai-je ? en même temps j’éprouvais un sentiment doux, agréable… je ne sais pourquoi… peut-être rien que