Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/34

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cupais. En effet, comment lui déclarer tout droit que je ne voulais pas être fonctionnaire et que je faisais des romans ? Je le trompai donc en lui disant que je ne trouvais pas de place, quoique je fisse tout ce qui était en mon pouvoir pour en obtenir une. Du reste, il n’avait guère le temps de me contrôler.

Un jour, Natacha, qui avait entendu un de nos entretiens, me prit à part et, les larmes aux yeux, me supplia de penser à mon avenir ; elle m’interrogea, cherchant à savoir à quoi je passais mon temps, et comme je ne m’ouvris pas à elle non plus, elle me fit jurer que je ne me rendrais pas malheureux par ma paresse et mon oisiveté. Je ne lui avouai pas mon genre de travail, et pourtant je suis sûr qu’un seul mot d’encouragement venant de sa part m’aurait causé plus de joie que les jugements les plus flatteurs que j’ai entendus par la suite.

Enfin mon roman parut. Longtemps déjà avant sa publication, on en avait parlé dans le monde littéraire. B... s’était réjoui comme un enfant en lisant mon manuscrit.

Si jamais j’ai été heureux, ce n’est point pendant les premiers moments d’ivresse de mes succès, mais lorsque je n’avais encore ni lu ni montré mon ouvrage à personne, pendant ces longues nuits passées au milieu de rêves et d’espérances enthousiastes, lorsque, travaillant avec passion, je vivais avec les personnages que j’avais créés, comme avec des parents, avec des êtres qui existaient véritablement : je les aimais, je prenais part à leur joie et à leur tristesse, et quelquefois même il m’est arrivé de verser de vraies larmes sur le peu de sagacité d’un de mes héros.

Je ne saurais décrire la joie que ressentirent le vieux Ikhméniew et sa femme au bruit de mes succès ; leur premier sentiment fut la surprise. Anna Andréievna ne voulait pas croire que ce nouvel écrivain, dont tout le monde faisait l’éloge, fût... ce même Vania qui, etc., etc., et elle se mettait à branler la tête. Le vieillard fut encore plus longtemps à se rendre, et lorsque les premiers bruits arrivèrent à son oreille, il fut tout effrayé ; il me dit que je perdais toutes chances de faire carrière au service de l’État et me