Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/346

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Natacha vint toute joyeuse à ma rencontre. Elle aussi avait été malade.

— As-tu fini ton travail ? me demanda-t-elle.

— Fini et livré, m’écriai-je, de sorte que je suis libre toute la soirée.

— Dieu soit loué ! Mais ne t’es-tu pas trop hâté ? N’as-tu rien gâté, au moins ?

— Bah ! je ne crois pas : lorsque j’ai un travail qui exige une tension d’esprit excessive, je suis dans une irritation nerveuse toute particulière ; les images sont plus claires, je sens avec plus de vivacité, et la forme même, le style est docile et devient meilleur à mesure que la tension devient plus forte. Tout ira bien…

Elle soupira.

Depuis quelque temps Natacha était devenue horriblement jalouse de mes succès littéraires. Elle faisait le compte de ce que j’avais publié, elle me questionnait sur mes plans ultérieurs, lisait avec intérêt les critiques de mes ouvrages, se fâchait contre quelques-unes et aurait voulu me voir occuper dans les lettres un rang élevé.

— Tu t’épuises, Vania, me dit-elle, tu te surmènes et tu te ruines la santé. Regarde, par exemple, S : il a mis deux ans pour écrire une nouvelle ; et N., il n’a produit qu’un roman en dix ans ; mais aussi comme c’est travaillé, ciselé ! pas la moindre chose à redire, pas une négligence à signaler.

— Oui, mais ces gens-lâ ont leur existence assurée, ils ne sont pas obligés de produire à date fixe, tandis que moi, je suis… cheval de fiacre ! Mais, bah ! laissons cela, chère amie. Qu’y a-t-il de nouveau ?

— Beaucoup de choses. D’abord une lettre de lui…

— Encore une lettre !

— Oui.

Et elle me tendit une lettre d’Aliocha ; c’est la troisième depuis son départ ; il avait écrit la première aussitôt après son arrivée à Moscou pendant une espèce de crise de nerfs. Il écrivait que les circonstances s’étaient modifiées de telle sorte qu’il lui était impossible de donner suite au projet de voyage qu’il avait formé en partant. Dans la seconde, il