Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/362

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

son amour, et je suis persuadé que si elle a ensuite perdu la raison, ce n’est point parce que son amant l’avait abandonnée, mais parce qu’elle s’était trompée en lui, parce que l’ange s’était fondu en boue et l’avait souillée et avilie. Son âme romantique et mal équilibrée ne put supporter cette métamorphose. Ajoute à cela l’affront qu’il lui a fait. Dans son épouvante et surtout dans sa fierté, elle s’est éloignée de cet homme avec un immense mépris. Elle a brisé tout ce qui l’attachait à lui, déchiré tous les papiers ; elle lui a jeté son argent à la face, et, oubliant même que cet argent n’était pas le sien, elle y a renoncé, n’en a pas fait plus de cas que si c’eût été de la poussière, de la boue, tout cela pour écraser par sa grandeur d’âme celui qui l’avait trahie, pour pouvoir le considérer comme un voleur et avoir toute sa vie le droit de le mépriser. Elle se sera dit alors qu’elle regarderait comme un déshonneur de s’appeler sa femme. Lé divorce n’existe pas chez nous ; mais, de fait, ils étaient divorcés ; comment aurait-elle pu ensuite lui demander de la secourir ? Souviens-toi de ce que, dans sa folie, elle disait à NelIy : Ne va pas chez eux, travaille, succombe ! mais ne va pas chez eux, quel que soit celui qui t’appelle. Elle présumait donc que l’on viendrait l’appeler, et que par conséquent il se présenterait une occasion de se venger, d’écraser sous le mépris celui qui appellerait ; bref, elle faisait de ses visions méchantes sa nourriture de tous les jours ! La phthisie rend d’une irritabilité extrême ; cependant je sais avec certitude, par une commère à moi, qu’elle a écrit au prince…

— Elle lui a écrit ! et la lettre est parvenue à son adresse ! m’écriai-je plein d’impatience.

— Je l’ignore ; un jour, elle s’était arrangée avec la commère en question (tu te rappelles, cette fille fardée chez la Boubnow ; elle est maintenant dans une maison de correction) ; elle voulait l’envoyer porter sa lettre ; puis elle la reprit : c’était trois semaines avant sa mort… Ce fait est significatif : Si elle s’était décidée à envoyer sa lettre, peu importe qu’elle l’ait reprise : elle a pu l’envoyer une autre fois. Maintenant l’a-t-elle fait ? Je n’en sais rien. Mais je crois que non, car le prince n’a été positivement instruit de sa présence à Pétersbourg