Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/51

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

œuvre, car pareille occasion ne se présente pas deux fois. Hautes relations, fortune colossale... et de plus jolie, bien élevée et un ange de bonté. Aliocha lui-même est séduit, et, comme son père tient à se débarrasser de lui le plus tôt possible, pour se marier lui-même, il veut, coûte que coûte, rompre notre liaison. Il craint l’influence que j’ai sur son fils…

— Est-ce qu’il connaît vos relations ? dis-je en l’interrompant.

— Il sait tout.

— Qui le lui a appris ?

— Aliocha lui a tout raconté.

— Bon Dieu ! Qu’est-ce que cela signifie ? il raconte tout à son père, et à quel moment !...

— Ne le blâme pas, ne te moque pas de lui. Il serait injuste de le juger comme on jugerait tout autre. C’est un enfant, qui a été élevé tout autrement que toi et moi. Crois-tu qu’il ait conscience de ce qu’il fait ? La première impression, la première influence venue suffit pour le distraire de tout ce à quoi il jurait d’appartenir un instant auparavant. Il manque totalement de caractère. Il se livre à vous, et, le même jour, avec la même bonne foi, il s’abandonne à un autre, et il est le premier à venir vous le raconter. Il peut commettre une mauvaise action, et l’on ne sait si l’on doit le blâmer ou le plaindre. Il est même capable d’abnégation ; mais cela ne dure que jusqu’à la prochaine impression, et, de nouveau, tout est oublié. Ainsi il m’oubliera si je ne suis pas constamment auprès de lui.

— Ce mariage n’est peut-être qu’un faux bruit. Comment veut-on qu’il se marie ? c’est encore un enfant.

— Le père a ses calculs personnels, te dis-je.

— Comment sais-tu que sa fiancée est si jolie et qu’elle lui plaît ?

— C’est lui qui me l’a dit.

— Comment ! il t’a dit qu’il pouvait en aimer une autre, et en même temps il te force à tout lui sacrifier !

— Non, non ! Tu le connais mal, tu l’as trop peu vu ; il faut mieux le connaître pour le juger ; il n’y a pas de cœur