Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/67

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soir-là était pour moi celui des rencontres inattendues. Ikhméniew avait été pris trois jours auparavant d’une forte indisposition, et tout à coup je le trouvais dans la rue par un si vilain temps, lui qui ne sortait presque jamais le soir, et qui était devenu encore plus casanier depuis le départ de Natacha. Il eut l’air d’être plus content que d’habitude de me voir ; on aurait dit un homme qui vient enfin de trouver un ami avec lequel il peut échanger ses idées ; il me prit la main, la serra avec force et, sans me demander où j’allais, m’entraîna avec lui.

Il avait quelque chose d’alarmé, de pressé, d’impétueux : Où a-t-il bien pu aller ? pensais-je. Le lui demander eût été inutile : il était devenu horriblement défiant et voyait parfois une allusion blessante ou une offense dans la question ou la remarque la plus naturelle.

Je le regardai à la dérobée : il avait beaucoup maigri, il n’était pas rasé, et son visage avait quelque chose de maladif. Ses cheveux, devenus tout à fait blancs, s’échappaient de son chapeau froissé et pendaient en longues mèches sur le col de son vieux paletot usé.

J’avais déjà remarqué précédemment qu’il avait des moments d’absence ; il lui arrivait d’oublier qu’il était seul dans la chambre et de se mettre à se parler à lui-même tout en gesticulant des mains. Il faisait alors peine à voir.

— Où vas-tu ? me demanda-t-il ; moi, je suis sorti pour mes affaires. Ça va-t-il mieux ?

— C’est à moi de m’informer de votre santé, répondis-je ; tout dernièrement encore vous étiez malade, et vous sortez !

Il ne répondit pas plus que s’il n’eût pas entendu.

— Comment va Anna Andréievna ?

— Elle va bien, elle va bien… quoiqu’elle soit aussi un peu indisposée. Je la trouve triste, chagrine… elle a parlé de toi à plusieurs reprises : pourquoi ne viens-tu pas nous voir ? C’est peut-être chez nous que tu allais à présent ? Non ? Je t’empêche peut-être ; est-ce que je te détourne de ton chemin ? demanda-t-il en me regardant d’un œil méfiant. Je me hâtai donc de lui dire que j’allais justement faire une visite à Anna Andréievna, quoique je fusse persuadé que je serais