Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/75

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— Oui, passablement.

— Pauvre tourterelle ! Oh ! je suis bien malheureuse !… Jour et nuit je ne fais que pleurer… je te dirai plus tard… Que de fois j’ai été sur le point de lui demander de pardonner ! mais le cœur m’a manqué à la pensée qu’il se fâcherait et qu’il la maudirait. Ce serait épouvantable ! Dieu châtie l’enfant que son père a maudit ! Trembler constamment, voilà ma vie !… Et toi, qui as grandi dans notre maison, qui n’as eu de nous tous que des caresses, comment peux-tu penser qu’elle est charmante, l’autre ? Je sais de quoi il retourne ; une connaissance de notre Matriona, qui demeure chez le prince, m’a expliqué tous les tenants et aboutissants de la chose. Le père d’Aliocha a eu une liaison inavouable avec une comtesse qui lui a longtemps reproché de ne pas tenir la promesse qu’il lui avait faite de l’épouser ; mais il a toujours su se tirer d’affaire. Cette comtesse se distinguait déjà du vivant de son mari par sa honteuse conduite. Devenue veuve, elle partit pour l’étranger, et en avant, Italiens et Français ! on dit même qu’elle trouva quelques barons, et c’est là-bas qu’elle a raccroché le père d’Aliocha, le prince Alexandrovitch. La comtesse a une belle-fille que son mari avait eue d’un premier mariage, et pendant que la belle-mère gaspillait sa fortune, la petite grandissait, et les deux millions que son père, fermier des eaux-de-vie, avait placés pour elle au mont-de-piété s’accroissaient aussi.

On dit qu’elle a maintenant trois millions ; le prince, qui n’est pas manchot, s’est dit : Marions Aliocha ! (Pas assez bête pour laisser échapper une si belle occasion.) Un de leurs parents, un comte, homme haut placé, est aussi d’accord : trois millions ! ce n’est pas une bagatelle ! Fort bien, dit-il, adressez-vous à la comtesse. Mais celle-ci n’entend pas de cette oreille et fait des pieds et des pains contre ce mariage. Il paraît que c’est une femme sans principes, et d’une insolence ! Elle n’est pas reçue partout, ici ; ce n’est pas comme à l’étranger. Pas de ça, dit-elle au prince, tu vas m’épouser, et Aliocha n’aura pas ma belle-fille. (Quant à celle-ci, il paraît qu’elle chérit sa belle-mère, et qu’elle lui est soumise en toutes choses : c’est, dit-on, un ange de douceur.) Com-