Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/77

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brigand de prince coure après la fortune ! C’est un sans cœur, une âme cupide, chacun le sait ; on dit qu’il est secrètement entré dans l’Ordre des Jésuites, à Varsovie. Est-ce vrai ?

— Quelle absurdité ! répondis-je frappé, cependant de la persistance de ce bruit. Mais Ikhméniew compulsant ses parchemins, cela était étrange ; jamais auparavant il n’avait tiré gloire de sa généalogie.

— Ce sont tous des scélérats, des sans cœur, poursuivit-elle. Et ma pauvre petite colombe, que fait-elle ? elle se désole, elle pleure ! Ah ! il est temps que tu ailles la voir. Matriona, Matriona ! coquine de servante ! Est-ce qu’ils ne lui font pas des affronts ? dis, Vania.

Que pouvais-je lui répondre ? Elle se mit à pleurer ; je lui demandai quel était le nouveau malheur auquel elle avait fait allusion un moment auparavant.

— Ah ! cher ami, je ne suis pas encore au bout de mes misères ! J’avais un médaillon en or, avec le portrait de ma Natacha alors qu’elle était encore petite ; elle avait alors huit ans, mon petit ange. C’est un peintre de passage qui l’avait fait… un bon peintre, il l’avait représentée en Amour, ses petits cheveux blonds tout frisés, et une chemise de mousseline à travers laquelle on la voyait toute petite ; elle était si jolie, si jolie qu’on ne pouvait se rassasier de la regarder. J’aurais voulu qu’il lui mit de petites ailes, mais il refusa. Eh bien, cher ami, après toutes les horreurs que nous avons eu à souffrir, j’avais tiré ce médaillon de ma cassette, et je le portais à mon cou, avec ma croix, et je tremblais que mon mari ne le vit ; tu sais qu’il a fait jeter et brûler tout ce qui était resté d’elle. Je pouvais au moins la regarder et pleurer ; c’était toujours un soulagement ; quand j’étais seule, je lui parlais, je la bénissais le soir avant de m’endormir. Je lui faisais des questions, et il me semblait qu’elle me répondait. J’étais heureuse qu’il ne sût rien de cela ; hier matin, plus de médaillon !… Mon cœur s’est glacé. J’ai cherché, cherché, cherché… Perdu, complètement perdu ! Où a-t-il dû passer ? J’ai tout retourné… Quelqu’un doit l’avoir trouvé ; mais qui aurait pu le trouver, sinon Matriona ou lui ?