Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/94

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mations. Que je voudrais la voir, elle… Écoute, Vania, c’est absurde, mais ne me serait-il pas possible de la voir ? ne pourrais-je pas la rencontrer quelque part, qu’en dis-tu ?

— À quoi cela servirait-il ?

— Si je la voyais, ce serait assez : je devinerais le reste. Ma tête se perd ! je suis ici à aller et venir par la chambre, seule, toujours seule avec mes pensées ; les idées tourbillonnent dans ma tête. Quel tourment ! Je me suis demandé si tu ne pourrais pas faire sa connaissance. Tu m’as dit que la comtesse avait fait l’éloge de ton roman, tu vas parfois dans un salon où elle va aussi. Tâche de lui être présenté. Tu pourrais me dire ensuite tout ce que je voudrais savoir.

— Nous en reparlerons, chère amie. Crois-tu que tu aurais assez de force pour rompre ?

— Oui, j’en aurai assez, dit-elle tout bas… Tout pour lui ! ma vie pour lui ! Mais ce qui est plus fort que moi, c’est l’idée qu’il est en ce moment auprès d’elle, qu’il m’oublie, qu’il est assis à côté d’elle, à raconter, à rire, comme il a si souvent été assis là… tu te rappelles… et qu’il ne lui vient pas à l’idée que je suis ici… avec toi…

Elle n’acheva pas et me regarda avec désespoir.

— Mais comment, Natacha, tu viens de dire…

— Que nous soyons ensemble, puis nous nous séparerons, s’écria-t-elle avec un regard étincelant. Je l’accompagnerai de mes bénédictions. Mais, Vania, quel tourment de penser qu’il m’oublie, lui, le premier… Ah ! quel supplice ! Je ne me comprends pas moi-même ; je ne puis accorder la raison et la réalité. Que vais-je devenir ?

— Calme-toi, Natacha ! calme-toi !…

— Et il y a cinq jours que cela dure. À toute heure, à chaque minute… que je dorme… que je rêve… je ne pense qu’à lui, toujours à lui… Viens ! je veux y aller, mène-moi !…

— Calme-toi, Natacha.

— Non, viens ! C’est pour cela que je t’attendais, Vania ; voilà trois jours que j’y pense, c’est l’affaire dont je te parlais dans mon billet… Il faut que tu m’y mènes, tu ne saurais me refuser cela… Je t’attends… depuis trois jours… là-bas… ce soir… il y est… viens !