Page:Dostoïevski - Humiliés et offensés.djvu/96

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— Mais pourquoi cela ? murmura-t-elle. C’est inutile… donne-moi la main, et que ce soit fini… comme toujours… Elle sortit de sa cachette, les joues rouges et les yeux baissés, comme si elle eût craint de regarder son amant.

— Grand Dieu ! s’écria celui-ci avec ravissement. Si j’étais coupable, je crois que je n’oserais pas même la regarder, après cela. Voyez ! continua-t-il en se tournant vers moi, voyez : elle me croit coupable, tout parle contre moi, les apparences me condamnent ! Je reste cinq jours sans venir ! on lui dit que je suis chez ma fiancée… Eh bien ! elle m’a déjà pardonné ! Donnons-nous la main, et que ce soit fini !… Natacha ! mon amour, mon ange ! Je suis innocent, sache-le ; je n’ai pas ça à me reprocher !

— Mais… tu devrais maintenant être là-bas… ils t’attendaient… comment se fait-il que tu sois ici ?… quelle heure est-il ?…

— Dix heures et demie ! J’en viens… J’en viens… J’ai dit que j’étais indisposé, et je suis parti ; c’est la première fois pendant ces cinq jours que je suis libre, que j’ai pu m’échapper de chez eux pour venir auprès de toi. J’aurais pu venir plus tôt, c’est vrai ; mais c’est à dessein que je ne l’ai pas fait ; tu sauras pourquoi, c’est pour te l’expliquer que je suis venu ; mais je te jure que cette fois je n’ai rien, absolument rien à me reprocher.

Natacha leva les yeux sur lui. Le regard du jeune homme était si sincère, son visage si honnête, si radieux, qu’il était impossible de douter de ses paroles. Je m’attendais à les voir se jeter dans les bras l’un de l’autre, car j’avais été plus d’une fois témoin de scènes de réconciliation ; mais Natacha, comme suffoquée par le bonheur, laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit tout à coup à pleurer en silence. Aliocha ne put plus se retenir. Il se précipita délirant à ses pieds, et se mit à lui baiser les mains et les genoux. Natacha chancela, j’approchai un fauteuil, et elle s’y laissa tomber.