Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/134

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
130
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

vainqueurs. Sans doute, on ne sait pas encore ce que le roi de Prusse et lui ont bien pu se dire lors de leur entrevue. Il y a des quantités de secrets d’alors qui ne se découvriront que dans un avenir plus ou moins éloigné. Mais il est certain que l’empereur se figurait, grâce à sa capitulation avec toute son armée, conserver plus sûrement son trône. Il ne songeait qu’au péril révolutionnaire. L’homme de parti ne pensa pas à la France.

Le maréchal Bazaine ne dut pas s’en préoccuper davantage. Après s’être enfermé dans Metz avec des forces considérables, il semblait se refuser à reconnaître le Gouvernement de la Défense Nationale, formé aussitôt après la capture de l’empereur. Il préfèra, lui aussi, capituler et priva ainsi la France de sa dernière armée qui, bien qu’enfermée dans Metz, pouvait encore être très utile, rien qu’en immobilisant, devant les murailles de la place forte, une grande partie des troupes des envahisseurs. Il est impossible de s’imaginer que Bazaine, en se rendant aussi prématurément et dans des conditions aussi humiliantes, n’eût pas conclu avec l’ennemi quelque engagement secret qui, comme de raison, ne fut pas tenu. En tout cas, il est évident que Bazaine aimait mieux livrer son armée qu’en demeurer le gardien au profit de la révolution.

Le maréchal, bien qu’il mente certainement aujourd’hui devant le conseil de guerre et se propose, sans doute, de mentir bien davantage dorénavant, n’a pu cacher toutes ses impressions de ce temps-là. Il a dit carrément qu’il n’y avait alors aucun gouvernement digne de ce nom, qu’il ne pouvait prendre au sérieux la fourmilière de politiciens qui s’agitait dans Paris. « Mais, lui a riposté le duc d’Aumale, président du Conseil de guerre, s’il n’y avait pas de gouvernement, il y avait la France. »

Ces paroles du duc ont produit, sur l’auditoire et sur tout le pays, une impression incroyable. Évidemment elles ont été dites au maréchal coupable pour qu’il comprît qu’il n’était pas jugé par une faction, par un parti, mais par la France vendue, trahie par lui dans le seul intérêt de son parti.

On ne saurait justifier un homme qui a trahi sa patrie ;