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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/15

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

investigations semblables ? Ce serait de l’Art pour l’Art, et cette théorie n’a plus cours chez vous, bien que vous ayez académisé Ponsard en jugeant peut-être que l’Académie était l’endroit où devaient finir des hommes de cette sorte.

Quant à nous inculquer des sciences ?… Mais justement n’est-ce pas vous qui avez dit que nous étions un peuple rebelle à la science ? Toutefois, permettez-moi de vous dire que si nous ne nous étions formés que d’après vos leçons, nous pourrions être une nation assez futile.

Mais nous savons une chose que vous ne savez pas : c’est que votre civilisation a pénétré tout d’abord chez nous parce qu’elle convenait parfaitement à nos aptitudes premières et que cela serait arrivé naturellement, même sans l’aide d’aucun genevois Lefort. Mais maintenant cette civilisation a donné tout ce qu’elle pouvait donner, et nous cherchons de nouvelles forces dans le sol natal. Il importe peu que le nombre de Russes cultivés soit restreint ; ce qui est beaucoup plus sérieux, c’est que le rôle de la civilisation européenne a pris fin en Russie. Nous allons à une autre culture et avons conscience du besoin que nous éprouvons d’un développement dans un sens nouveau. Le principal est que nous en ayons conscience. La civilisation européenne n’a apporté chez nous qu’un élément nullement prépondérant, utile certes, mais incapable d’altérer notre substance originelle. Nous découvrons des buts neufs et pour les atteindre, nous devrons employer des moyens neufs. L’essentiel est que l’œuvre que tentera d’accomplir la Russie n’aura guère de ressemblance avec les Racanes. Il ne s’agit pas du nombre plus ou moins grand de Russes qui collaboreront utilement à cette œuvre ; ce qui est certain et précieux, c’est que l’on s’est rendu compte de sa nécessité.

Vous croyez, ― ou du moins vos vicomtes croient, ― que la Russie n’est composée que de deux classes : les « boyards » et les « serfs ». Ce n’est pas encore demain que nous arriverons à vous convaincre que tous les éléments qui ont formé notre pays peuvent se fondre harmonieusement. Quant aux « boyards », c’est chez vous qu’on les trouvait