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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/166

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

que faire, si tous les maux si liguent ensemble pour abolir en l’homme tout sentiment d’humanité ?

Et l’alcool n’est pas seul à empoisonner la génération actuelle. Il me semble que nous voyons se déclarer une sorte de folie, une sorte de prurit de corruption. Une dépravation inouïe naît chez le peuple avec le matérialisme. J’entends surtout la matérielle, la basse adoration du sac d’or. On dirait que tout bon sentiment, que toute tradition respectable ont été annulés d’un seul coup, dans nos classes populaires, par la compréhension de la puissance de l’or. Mais comment le peuple se détacherait-il de ce nouveau culte ?

Croyez-vous que la catastrophe du chemin de fer d’Odessa, ce sinistre accident où périrent tant de recrues pour l’armée du tsar, ait beaucoup contribué à détourner nos compatriotes de leur récent dieu ? Le peuple s’étonne de l’omnipotence des Compagnies milliardaires qui ont le droit de laisser périr, par négligence, un nombre si considérable de victimes, sans encourir de responsabilités : « Elles font ce qu’elles veulent », se dit le peuple, et il ne tarde pas à concevoir que la vraie force réside dans la possession d’immenses richesses : « Aie beaucoup d’argent, songe-t-il, et tout te sera permis ; tout sera tien. » Il n’y a pas de pensée plus dangereuse, plus corruptrice que celle-là, et elle s’infiltre partout, à présent. Le peuple n’en est défendu par rien. On ne fait rien pour propager des idées contraires. Il y a aujourd’hui près de vingt mille verstes de chemins de fer en Russie, et le dernier employé des riches Compagnies qui les exploitent semble chargé de trompeter aux foules la toute puissance de l’or. Il considérera comme soumis à son pouvoir illimité, à lui, employé d’une Compagnie richissime ; il a le droit de disposer de votre sort, de celui de votre famille, presque de votre honneur, du moment que vous vous trouver sur sa ligne.

Récemment, un chef de gare, n’a pas craint d’arracher du compartiment qu’elle occupait, une dame qu’un monsieur quelconque réclamait comme sa femme, enfuie de chez lui depuis peu. Cela s’est passé sans jugement de tribunal, sans pouvoir d’aucune sorte, et le chef de