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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

pire russe pour se rendre compte des ressources des deux belligérants, mais si notre antagoniste nous serre de trop près, Berlin lui dira : Halte-là ! — On ne nous fera pas grand mal, et comme la Russie ne s’avisera pas de marcher à la fois contre nous et contre l’Allemagne, tout finira sans catastrophes. Si, au contraire, nous battons la Russie, nous y gagnerons beaucoup. Peu de risques et des chances de faire un joli coup, c’est ce que j’appelle de la haute politique. Berlin nous traite en amis et nous aime beaucoup parce que nos territoires allemands le font loucher. Il nous les prendra peut-être ; mais, comme il a une énorme affection pour nous, il nous dédommagera en nous offrant quelque chose chez les Slaves de Turquie, par exemple. Ce n’est pas la Russie qui mettra la main sur ces Slaves, mais bien nous qui les annexerons. » Ces idées peuvent naître non seulement en M. Roditsch, mais encore dans l’esprit de beaucoup d’Autrichiens. Mais des complications peuvent s’ensuivre… Ainsi, dès qu’elle tiendra les Slaves, l’Autriche voudra les germaniser à outrance, même si elle a déjà perdu la plupart de ses territoires allemands. — Ce qui est exact, c’est que l’Autriche n’est pas seule, en Europe, à vouloir croire à l’impuissance de la Russie. On veut aussi généralement que la Russie nourrisse aujourd’hui le dessein de subjuguer le plus grand nombre de Slaves possible. Or la Russie n’agira qu’à une époque où personne en Europe ne soupçonnera ses intentions ; et c’est alors qu’une nouvelle ère s’ouvrira pour elle et pour ses voisins. On verra dès l’abord que la Russie est parfaitement désintéressée, et l’état de toute l’Europe en sera modifié. Mais jusqu’à la fin nos voisins nous regarderont d’un œil hostile, se refusant à croire à la sincérité de nos déclarations. L’Europe n’a jamais aimé la Russie et s’en est toujours méfiée. Elle ne nous a jamais voulu compter au nombre des siens ; nous ne sommes, à son point de vue, que des nouveaux-venus alarmants. C’est pourquoi il lui est si agréable de se figurer de temps à autre que la Russie est jusqu’à présent impuissante.

C’est peut-être un grand bonheur pour nous que de n’avoir pas eu le dessus lors de la guerre de Crimée :