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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN



III


Oui, nous croyons, dirai-je, que la nation russe est un phénomène extraordinaire dans l’histoire de l’humanité. Le caractère des Russes diffère à tel point de celui de toutes les autres nations européennes, que leurs voisins sont vraiment dans l’impossibilité de les comprendre.

Tous les Européens ont un même but, un même idéal, mais ils sont divisés par mille intérêts territoriaux et autres. Ils tirent chacun de leur côté de plus en plus. Il paraît que chacun d’eux aspire à découvrir l’idéal universel de l’humanité et que chacun veut y parvenir à l’aide de ses seules forces. Voilà pourquoi chaque peuple européen se nuit à lui-même et nuit à l’œuvre générale. Nous répéterons sérieusement ce que nous disions plus haut en plaisantant : l’Anglais ne peut considérer le Français comme un créature raisonnable et vice versa. Les hommes supérieurs des deux nations, les chefs politiques et intellectuels tombent dans l’erreur à ce sujet comme les moindres citoyens. L’Anglais se moque de son voisin en toute circonstance et montre une espèce d’aversion pour ses coutumes nationales. Les deux peuples sont, du reste, mus en cela par un esprit de concurrence qui leur ôte toute impartialité. L’un et l’autre n’admettent que leur propre pays comme possible, considèrent toutes les autres nations comme des obstacles et prétendent accomplir, chacun de son côté, chacun tout seul, ce que ne peut accomplir que l’ensemble des nations européennes, toutes forces unies. Faut-il remonter à Jeanne d’Arc pour s’expliquer un pareil antagonisme ? On en trouverait plutôt les raisons dans un examen du sol, des traditions, de l’esprit des deux peuples.

Telles sont, pour la plupart, les nations européennes.