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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

dulgence que pour votre cliente, et que cette indulgence était purement professionnelle. Vous avez qualifié de « sauvages et cruelles » les paroles de Mme Welikanova s’écriant qu’elle baiserait les mains et les pieds de la personne qui la débarrasserait de son mari. Mme Kaïrova, présente, déclara « qu’elle le prenait », et la femme de Welikanov lui répondit : « Eh bien ! Prenez-le ! » Vous avez fait remarquer que, dès ce moment, Kaïrova a considéré Welikanov comme sien, a vu en lui « sa création » et « son enfant chéri ». Tout cela est très naïf. D’abord qu’y a t-il là de sauvage et de cruel ? Certes les paroles ne sont pas tendres ; mais si vous pouvez excuser Kaïrova de s’être armée d’un rasoir, comment ne pouvez-vous pas pardonner une exclamation de femme furieuse et offensée ? Vous reconnaissez vous-même que Welikanov est un être tellement impossible que l’amour de Kaïrova pour lui est une pure folie. Pourquoi ces mots « les pieds et les mains » vous paraissent-ils si effroyables ? Un homme impossible s’attire parfois des paroles impossibles, — et je ne vois là qu’une phrase. Franchement, si Mme Kaïrova s’était autorisée de ces paroles pour s’arroger le droit de confisquer le sieur Welikanov, elle me ferait l’effet d’une simple farceuse.

Nous ne savons pas comment la phrase est venue et faut-il se montrer si sévère pour quelques mots jetés par une femme exaspérée ? Dans bien des familles on échange des propos autrement graves, sur lesquels on juge plus charitable de ne pas revenir. Et ne trouvez-vous pas la réponse de Kaïrova beaucoup plus offensante ? La maîtresse triomphe d’enlever à la femme son mari.

Ailleurs vous insinuez que Mme Welikanova s’est procuré un certificat médical de pure complaisance, afin d’éviter de se présenter devant la cour. Vous dites ensuite :

« Que pensez-vous, messieurs les jurés, de cette femme qui vient chez son mari, qu’elle sait l’amant d’une autre femme, — de cette épouse qui pénètre dans le domicile de la maîtresse, — qui se décide à passer la nuit là et se couche sur le lit de sa maîtresse ! Cela dépasse mon entendement ! »

Vous êtes dur et injuste. Ignorez-vous que votre cliente