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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

peut-être un peu trop la Russie avec l’Europe ; en dénonçant les institutions de l’une ils croyaient, sans doute, que le blâme rejaillirait sur l’autre. Toutefois, la Russie n’était pas l’Europe : elle portait l’uniforme européen et rien de plus. Sous l’uniforme adopté, il y avait un être tout différent. Les « Slavophiles » ne disaient pas autre chose ; ils voulaient démontrer que les « Occidentaux » rêvaient l’assimilation de deux éléments par trop dissemblables et que les conclusions applicables à l’Europe n’avaient aucune chance de s’adapter aux besoins de la Russie, surtout parce que les réformes demandées pour l’Europe existaient depuis longtemps en Russie, au moins en germe, « en puissance », non point sous un déguisement révolutionnaire, mais telles qu’elles avaient été conçues d’après la doctrine du Christ. Ils nous invitaient à étudier la Russie d’abord, à apprendre à la connaître et à ne tirer des conclusions qu’ensuite. Mais qui pouvait alors savoir quelque chose de la Russie ? Il est certain que les « Slavophiles » étaient, sur ce sujet, moins ignorants que les « Occidentaux », mais ils allaient un peu à tâtons, guidés par leur seul instinct, du reste extraordinaire. Ce n’est que depuis vingt ans que nous avons pu apprendre quelque chose de précis sur la Russie, mais il faut bien dire que l’étude ne fait que commencer, car dès que surgit une question générale personne n’est plus du même avis.

Et voici que la question d’Orient reparait ! Serons-nous capables de la résoudre d’une façon qui satisfasse tout le monde ? Et c’est une grande et grave question, — notre question nationale ! Mais pourquoi irais-je chercher la question d’Orient ? Pourquoi aborder, pour l’instant, un problème aussi grave ? Considérons tout simplement des centaines, des milliers d’affaires intérieures d’intérêt journalier, courant. Que d’opinions indécises nous rencontrerons, quelle incompétence de tous côtés !

Voici que l’on prive la Russie de ses forêts : propriétaires et moujiks les détruisent avec acharnement. On les vend pour le dixième de leur valeur, craignant sans doute que les acheteurs se fassent bientôt rares. Nos enfants n’auront pas atteint l’âge d’homme que nos forêts