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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

activé le progrès de la science, élargi et embelli nos âmes par l’Art, promis dans un avenir prochain le règne de la Justice et de la Vérité, toutes ces nations refusent de s’intéresser au sort de malheureux chrétiens que l’on massacre comme des bêtes nuisibles. Les gémissements des infortunés qu’on égorge ennuient l’Europe. Quel spectacle, pourtant, voyons-nous aujourd’hui en Orient ! On viole les sœurs sous les yeux de leurs frères mourants ; devant les mères on lance en l’air des enfants qui retombent sur des pointes de baïonnettes ; on ruine des villages, on saccage des églises. Les hordes sauvages des Musulmans, ennemis de notre civilisation, opèrent une destruction systématique. Il ne s’agit pas d’épisodes isolés : nous sommes en présence de la méthode guerrière d’un grand empire. Les troupes de brigands en uniforme agissent d’après les ordres des ministres, de l’État, du Sultan lui-même. L’Europe chrétienne et civilisée regarde massacrer les chrétiens et semble dire avec impatience : « Aura-t-on bientôt fini d’écraser tous ces insectes ? » Parfois elle se détourne, ne veut plus voir et crie alors à l’exagération et au mensonge. « Ne comprenez-vous pas que ces soixante mille Bulgares se sont tués eux-mêmes pour créer des embarras aux Turcs ! » dirait-elle presque. Et elle affirme : « Tout cela c’est la faute de la Russie ! » Cette Russie, à leurs yeux, deviendra trop forte. Elle va s’emparer de l’Orient, de Constantinople, de la Méditerranée, des ports, du commerce. Après cela, elle tombera sur l’Europe comme une horde barbare et détruira la civilisation, — cette même civilisation qui permet tant d’atrocités. C’est le refrain de l’Angleterre et de l’Allemagne qui, du reste, ne croient pas à un seul mot de leur chanson. Car, enfin, y a-t-il un seul homme instruit et sensé, en Europe, qui se figure que la Russie va détruire la civilisation ? Qu’ils ne croient pas à notre désintéressement et nous prêtent mille mauvaises intentions, c’est compréhensible. Mais je n’admets pas qu’ils nous croient plus forts que toute l’Europe coalisée. La Russie n’est immensément forte que chez elle, quand elle défend son territoire ; mais, si elle attaquait, elle serait quatre fois plus faible que les assaillis.