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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/275

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN
V


Le russe ou le français ?


Quelle foule de Russes à toutes ces eaux allemandes, surtout aux stations à la mode comme Ems ! En général les Russes aiment beaucoup à se soigner. Même chez Mme Wunderfrau, qui demeure aux environs de Munich et qui ne possède aucune source dans son établissement, le plus gros contingent des malades est russe. Ce sont, pour la plupart, des gens solides et vigoureux qui viennent chez cette dame, des personnages gradés qui lui envoient de Pétersbourg les bulletins de leurs médecins et s’y prennent, dès l’hiver, pour solliciter une place dans son établissement. C’est une femme sévère et querelleuse.

À Ems, vous rencontrez tout d’abord des Russes jargonnant cette extraordinaire langue franco-russe de leur invention. Ce qui m’étonne, ce n’est pas que les Russes ne parlent pas russe entre eux, mais bien qu’ils s’imaginent parler français. Les Russes instruits qui croient parler français se divisent en deux classes : ceux qui le parlent si mal qu’ils ne se font que peu d’illusions, et ceux qui le parlent presque aussi mal en se figurant qu’on les prendra pour des Parisiens. Toute notre haute société est dans ce dernier cas. Ceux de la première catégorie sont parfois très drôles. Je me rappelle un vieux monsieur et une vieille dame qui causaient d’affaires de famille évidemment très intéressantes pour eux. Ils s’exprimaient dans un français livresque, en phrases d’un style suranné, maladroit, et avaient souvent le plus grand mal à trouver leurs mots. À la fin, l’un devint si absurde que l’autre se mit à le souffler. Puis ils s’entre-soufflèrent, mais la pensée de parler russe ne leur vint jamais. Ils aimaient mieux risquer de ne pas se comprendre qu’employer une autre langue que le français. Leur prononciation était grotesque.