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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tifique. Mais à quoi bon ? À quoi bon se faire une place dans la société humaine d’une façon juste et sage ? Personne ne pourra répondre à cela.

« Oui, si j’étais une fleur ou une vache, je pourrais être heureux. Mais je ne puis éprouver de joie de rien. Même le bonheur le plus haut qui soit, celui d’aimer ses semblables, est vain, puisque demain tout sera détruit, puisque tout retournera au chaos.

« Que j’admette un instant que l’humanité marche au bonheur, que les hommes à venir seront parfaitement heureux, la pensée seule que, pour obtenir ce résultat, la Nature ait eu besoin de martyriser tant d’êtres pendant des milliers d’années, me sera insupportable et odieuse. Sans compter que ce bonheur, la Nature s’empressera de le replonger dans le néant.

« Une question horriblement triste se pose parfois à moi : Et si l’homme, me dis-je, n’était que le sujet d’une expérience ? S’il ne s’agissait que de savoir s’il peut oui ou non s’adapter à la vie terrestre ? Mais non, il n’y a rien, pas d’expérimentateur, donc pas de coupable ; tout s’est fait selon les aveugles lois de la Nature, et non seulement la Nature ne me reconnaît pas le droit de l’interroger et ne me répond pas, mais encore ne peut ni admettre quoi que ce soit, ni répondre.

« Attendu que, lorsque ma conscience me répond au nom de la Nature, je ne fais que prêter mes pensées à ma conscience et à la Nature.

« Attendu que, dans ces circonstances, je suis à la fois détendeur et demandeur, accusé et juge, que je trouve cette comédie stupide et intolérable et même humiliante pour moi.

« En mes qualités incontestables de demandeur et de défendeur, de juge et d’accusé, je condamne cette nature, qui m’a procréé insolemment pour que je souffre, à disparaître avec moi.

« Comme je ne puis pas exécuter toute ma sentence en détruisant la Nature en même temps que moi, je me supprime moi-même, ennuyé à la fin de subir une tyrannie dont personne n’est coupable. »