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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

défaite, pensai-je, il faut qu’elle oublie et s’habitue à sa nouvelle situation. Nous nous taisions donc le plus souvent.

Personne ne saura jamais à quel point j’ai souffert de cacher mon chagrin pendant sa maladie. J’ai gémi au-dedans de moi-même sans que Loukeria elle-même pût se douter de mes angoisses. Quand ma femme a été mieux, j’ai résolu de me taire le plus longtemps possible sur notre avenir, de tout laisser dans l’état pour l’instant. Ainsi s’est passé tout l’hiver.

Voyez-vous, j’ai toujours souffert aussi d’un chagrin de toutes les heures, depuis que j’ai quitté le régiment, après avoir perdu ma réputation d’homme d’honneur. On s’était conduit envers moi, aussi, de la façon la plus tyrannique. Il faut dire que mes camarades ne m’aimaient pas, à cause de mon caractère difficile, ridicule, disait-on. Mais voilà. Ce qui vous semble beau et élevé en vous prête à rire, on ne sait pourquoi, à la foule de vos camarades. Du reste, il faut dire qu’on ne m’a jamais aimé nulle part, pas plus à l’école qu’ailleurs. Loukeria elle-même ne peut pas me souffrir. Ce qui m’est arrivé n’aurait été rien sans l’animadversion de mes camarades. Et il est assez triste pour un homme intelligent de voir sa carrière brisée pour une niaiserie.

Voici le malheur dont j’ai été victime. Un soir, au théâtre, pendant l’entr’acte, j’entrai au ballet. Un officier de hussards, A…, fit irruption dans la buvette, et à voix haute, en présence de beaucoup d’officiers et d’autres spectateurs, se mit à causer avec deux de ses camarades de grade d’un capitaine de mon régiment, nommé Bezoumetsev. Il affirmait que ce capitaine était ivre et avait causé du scandale. Il y avait erreur. Le capitaine Bezoumetsev n’était pas ivre et n’avait rien fait de scandaleux. Les officiers se mirent à parler d’autre chose, et l’incident fut clos. Mais le lendemain l’histoire fut connue chez nous, et l’on colporta aussitôt que j’étais le seul officier du régiment présent quand A… avait parlé insolemment de Bezoumetsev et que je l’avais laissé faire. Pourquoi serais-je intervenu ? Si A… avait des griefs contre Bezoumetsev, cela le regardait, et je n’avais pas à me