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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/348

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

Que m’importent, à présent, vos lois ! Que me font vos mœurs, vos habitudes, l’État, la Foi ? Que votre juge me condamne ! Qu’on me traîne à votre tribunal, et je crierai que je ne reconnais aucun tribunal. Le juge hurlera : « Taisez-vous ! » Je lui répondrai : « Quel droit as-tu de me faire taire, quand une atroce injustice m’a privé de tout ce que j’avais de cher ! » Ah ! que m’importent vos lois ! On m’acquittera, et cela me sera bien égal.

Aveugle ! Elle était aveugle ! Morte, tu ne m’entends plus ! Mais tu ne sais pas dans quel paradis je t’aurais fait vivre ! Tu ne m’aurais pas aimé ? Soit ! Mais tu serais là ! Tu ne m’aurais parlé que comme à un ami — quelle joie ! — et nous aurions ri en nous regardant, les yeux dans les yeux. Nous aurions vécu ainsi. Tu aurais voulu en aimer un autre ? Je t’aurais dit : Aime-le, et je t’aurais regardée de loin, tout joyeux ! Car tu serais là ! Oh ! tout, tout, mais qu’elle ouvre les yeux une seule fois ! Pour un instant, pour un seul ! Qu’elle me regarde comme tantôt, debout devant moi, quand elle me jurait d’être une femme fidèle ! Oh ! elle aurait tout compris d’un seul regard !

Ô nature ! ô hasard ! Les hommes sont seuls sur la terre. Je crie comme le héros russe : « Y a-t-il un homme vivant dans ce champ ? » Je le crie, moi qui ne suis pas un héros, et personne ne me répond… On dit que le soleil vivifie l’Univers. Le soleil se lèvera, et, regardez ! n’y a-t-il pas là un cadavre ? Tout est mort ; il n’y a que des cadavres ! Des hommes seuls, et autour d’eux, le silence, voilà la terre !

« Hommes, aimez-vous les uns les autres ! » Qui a dit cela ? La pendule frappe les secondes indifféremment, odieusement ! Deux heures après minuit !… Ses petites bottines sont là, près du lit, comme si elles l’attendaient…

Non, franchement !… demain, quand on l’emportera, qu’est-ce que je deviendrai ?