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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

je plaisante ? Pas le moins du monde. Je ne sais que trop qu’il était impossible de commencer autrement.

Avant même le règne de Pierre le Grand, sous les tzars moscovites et les patriarches orthodoxes, un jeune gommeux du Moscou d’alors s’avisa d’arborer l’habit à la française et de porter l’épée européenne au côté. Il était dans l’ordre des choses de débuter en méprisant ce qui était de chez nous ; en tout cas nous demeurâmes deux siècles entiers à ce cran de civilisation. Plus tard, nous fîmes une connaissance un peu plus intime avec nos voisins que nous ne différenciions guère les uns des autres. Nous avions surtout remarqué ce qui leur était commun à tous et il y avait pour nous un type général : le « type européen ». Cela est assez caractéristique. Ensuite nous nous sommes cramponnés à tout ce qui était civilisation occidentale. Nous croyions trouver là notre fameux « universel », — ce qui doit relier l’humanité entière, et ce à une époque où les Européens commençaient à douter d’eux-mêmes.

Nous avons applaudi avec enthousiasme à l’apparition de Rousseau et de Voltaire. Avec le Karamzine voyageur, nous nous sommes émus à la convocation des « États-Généraux » en 89, et quand les Européens d’avant-garde se lamentèrent de leurs rêves évanouis, de leurs illusions perdues, nous n’abandonnâmes pas nos croyances et tâchâmes même de consoler les Européens.

Les conservateurs les plus exagérés, les « blancs » les plus immaculée, en Russie, devenaient en Europe des « rouges » furibonds. De même, vers la moitié de ce siècle, nous fûmes fiers de nous affirmer socialistes selon la formule française. Nous crûmes découvrir là un moyen de marcher vers notre but humanitaire. Nous primes pour une doctrine d’émancipation humaine le système le plus égoïste, le plus inhumain, le plus faux et le plus désordonné au point de vue économique, le plus attentatoire à la liberté humaine. Mais cela ne nous troubla guère. Quand nous vîmes les plus profonds penseurs européens attristés et inquiets, nous les traitâmes de coquins et d’imbéciles avec la plus charmante désinvolture. — Nos gentilshommes campagnards vendaient leurs