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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

baissant respectueusement la tête. Il est hors de doute que le directeur de la Chancellerie affecterait de ne pas plus prendre garde à nous qu’à des mouches. Mais alors surgirait le troisième adjoint de son troisième secrétaire, qui, tenant à la main le diplôme de ma nomination de directeur, nous réciterait d’une voix noble, mais suave, l’allocution de circonstance extraite du Livre des Cérémonies. Ce morceau d’éloquence serait si clair et si complet, que ce serait une joie pour nous de l’écouter. Dans le cas où je serais, — moi, Chinois, — assez naïf, assez enfant pour éprouver quelque remords de conscience à l’idée d’accepter une telle direction sans posséder les qualités requises, il me serait bientôt prouvé que de pareils scrupules sont grotesques. Que dis-je ! Le texte officiel me convaincrait immédiatement d’une immense vérité : à savoir que lors même que par le plus grand des hasards j’aurais quelque esprit, le mieux serait de ne m’en jamais servir. Et il serait sans doute charmant de s’entendre congédier à l’aide de ces mots délicieux : « Va, directeur, tu peux, dès à présent, manger le riz et boire le thé avec une conscience plus tranquille que jamais. »

Le troisième adjoint du troisième secrétaire me remettrait alors le joli diplôme écrit en lettres d’or sur parchemin rouge, le prince Mestchersky donnerait un copieux pot-de-vin et, rentrant tous deux chez nous, nous nous empresserions d’éditer sur-le-champ le splendide premier numéro du Citoyen, plus beau que tout numéro édité ici : il n’y que la Chine pour le journalisme !

Je soupçonnerais toutefois, en Chine, le prince Mestchersky de me jouer un tour en me bombardant directeur de son journal : il ne me pourvoirait, peut-être, si gracieusement, qu’à seule fin de se faire remplacer par moi, quand il s’agirait de passer à la Chancellerie pour recevoir un certain nombre de coups de bambou sur les talons. En revanche, j’aurais peut-être l’avantage de n’être pas forcé, là-bas, d’écrire des articles de douze à quatorze colonnes comme ici, et j’aurais sans doute le droit d’être intelligible, chose défendue en Russie, si ce n’est au Bulletin de Moscou.

Maintenant, nous avons chez nous, du moins aujour-