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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

siers peut influer en bien sur le développement d’une nation, mais ignoble dans son but premier, elle doit recéler aussi en elle des germes de corruption et de mort. Si l’Angleterre, par exemple, poussée par ses intérêts commerciaux, se mettait du côté de la Turquie dans la lutte orientale actuelle, oubliant les gémissements des raïas martyrisés, je crois qu’elle aurait levé elle-même l’épée qui tomberait tôt ou tard sur sa propre tête.

Au contraire, qu’y a-t-il de plus saint qu’une guerre comme celle que la Russie commence aujourd’hui ? On vous dira que la Russie va ainsi acquérir des alliés futurs, donc de la force, et qu’elle ne fera que ce que ferait l’Angleterre en luttant pour son développement ; que le panslavisme est un danger pour l’Europe, qui a le droit d’en arrêter l’essor ; que ce n’est que l’éternel instinct animal qui jette la Russie en avant ; qu’il faut donc, humainement, prêcher la paix et empêcher l’effusion du sang.

Admirables paroles ! Mais quand la Russie aura libéré les peuples qu’elle va secourir, elle ne se précipitera pas sur l’Europe comme celle-ci ne manquerait pas de le faire sur la Russie, dans le cas où elle pourrait s’unir toute contre elle. Les puissances européennes ont toujours agi ainsi, entre elles, quand elles trouvaient l’occasion de tomber à plusieurs sur une seule, ou qu’une seule était assez forte pour en accabler lâchement une autre.

Voyez la guerre franco-prussienne : une nation d’Europe, la plus civilisée et la plus savante, a profité d’une occasion pour fondre sur une voisine, civilisée et savante aussi, mais moins favorisée par les circonstances du moment. Elle l’a mordue comme une bête sauvage, l’a saignée à blanc en lui prenant des milliards et lui a arraché une côte en lui enlevant deux de ses plus belles provinces… Après cela, je comprends que l’Europe n’est guère coupable quand elle se méprend sur les motifs de la Russie.

Comprendront-elles, les nations européennes, fières, savantes, qui se croient les premières de toutes, que la Russie ignorée soit prédestinée à être la terre et la race de salut, qu’elle seule pourra prononcer la parole qui