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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

J’étais trop fier pour faire mes confidences à personne. Cette fierté s’accrut avec l’âge, et, s’il me fut arrivé par distraction de confesser devant qui que ce fût que je me trouvais drôle, je me serais cassé la tête d’un coup de revolver. Oh ! comme je souffrais dans mon adolescence, à l’idée qu’un jour, peut-être, j’en viendrais à avouer ce que je pensais là. Mais, quand je fus un jeune homme, bien que, chaque année, je sentisse grandir ma bizarrerie, je devins plus calme, sans savoir au juste pourquoi. Peut-être parce que me vint une douleur plus grande à penser que tout au monde m’était indifférent. Il y avait longtemps que je m’en doutais, mais tout à coup, l’année dernière, je le sus à ne m’y tromper. Je sentis qu’il m’était bien égal que le monde existât ou qu’il n’y eût rien nulle part. Alors, subitement, je cessai de me fâcher contre les rieurs ; je ne fis plus attention à eux. Mon indifférence éclatait dans les plus petites choses. Il m’arrivait, par exemple, de me promener dans la rue en bousculant les gens sans m’en apercevoir. Je ne veux pas dire que ce fût par distraction ; j’avais cessé de penser à quoi que ce fût. Tout, tout me devint indifférent.

C’est alors que je conçus la Vérité. Je conçus la Vérité au mois de novembre passé, le 3 novembre, pour être plus exact. Depuis cette date, je me rappelle chaque minute de ma vie… Ce fut par une soirée sombre, sombre comme on n’en voit pour ainsi dire jamais. Je rentrais chez moi et songeais justement qu’il était impossible de voir une soirée aussi fuligineuse. Il avait plu toute la journée ; ç’avait été une pluie froide, on l’eût dit noire et hostile à l’humanité. Puis, la pluie cessa ; il n’y eut plus qu’une terrible humidité dans l’air. Il me semblait que de chaque pierre de la rue, de chaque pouce carré de la chaussée, une vapeur froide montait. J’eus l’impression que si le gaz venait à s’éteindre brusquement j’en serais heureux, car la lumière du gaz rendait l’humidité et la tristesse de l’air plus évidentes.

Ce jour-là, je n’avais presque pas dîné, et depuis le commencement de la soirée j’étais resté chez un ingénieur, qui avait aussi la visite de deux de mes cama-