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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

suivis pas. Au contraire, je voulus la chasser. En y repensant, je me contentai de lui dire d’aller chercher un gardien. Mais elle joignit ses petites mains et courut à mon côté tout en pleurant, sans se laisser devancer. Alors je m’impatientai. Je frappai du pied et la menaçai. Elle cria encore : « Monsieur ! Monsieur ! » Mais elle me quitta, traversa rapidement la rue et s’attacha aux pas d’un autre passant qui survenait.

Je montai à mon cinquième étage. Je loue une chambre garnie, pauvrement meublée, qui a pour fenêtre une lucarne. J’ai un canapé couvert de toile cirée, une table pour mes livres, deux chaises et un vieux fauteuil. J’allumai une bougie, m’assis et me mis à penser… Dans la chambre voisine, séparée de la mienne par une simple cloison, on faisait la fête depuis trois jours. Un capitaine de réserve demeurait là, qui avait réuni dans son taudis une demi-douzaine de chenapans qui buvaient de l’eau-de-vie avec lui, en jouant aux cartes. La nuit d’avant, il y avait eu une bataille ; la patronne avait voulu se plaindre, mais elle avait une peur épouvantable du capitaine. Comme autres locataires, à notre cinquième, nous avions petite dame maigre, veuve d’un militaire et mère de trois petits enfants tous malades ; le plus jeune de ces enfants avait eu si peur en entendant la rixe qu’il en avait pris une sorte d’attaque de nerfs. Moi j’avais laisse crier derrière la cloison. Cela m’était bien égal.

En rentrant, ce soir-là, je pris mon revolver dans le tiroir de la table et le posai à côté de moi. Quand je l’eus atteint, je me demandai : « Est-ce bien vrai ? » et je me répondis : « C’est bien vrai !… » (Bien vrai que j’allais me brûler la cervelle.)

J’étais décidé à me tuer cette nuit-là, mais combien de temps mettrais-je à réfléchir à mon projet ? Je n’en savais rien… Et probablement que sans la rencontre de la fillette je me serais brûlé la cervelle…