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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

ment conquis à cette idée ; il nous tendrait la main et aiderait de toutes ses forces au triomphe du socialisme ! »

Les directeurs de ce mouvement auquel le Christ devait prêter un si puissant concours étaient alors presque tous des Français. Il y avait d’abord George Sand, puis Cabet aujourd’hui si oublié, puis Pierre Leroux, et enfin Proudhon, qui commençait à peine son œuvre. ― Bielinsky estimait tout particulièrement ces quatre là (Fourier était déjà beaucoup moins haut coté). Il y avait encore un Allemand que notre hôte appréciait et respectait singulièrement : c’était Feuerbach. Nous étions tous très épris aussi des idées de Strauss.

Quand il pouvait exprimer ses ardentes convictions, Bielinsky était le plus heureux des hommes.

C’est à tort que l’on a écrit que, s’il avait vécu plus longtemps, il se fût joint au mouvement slavophile. Non ! Si Bielinsky avait atteint un âge plus avancé, il eût très probablement émigré, et on le rencontrerait aujourd’hui, petit vieillard enthousiaste, suivant les travaux des Congrès allemands ou suisses, ou métamorphosé en aide de camp d’une Madame G. quelconque et bataillant pour le Féminisme.

C’était un homme admirablement naïf et dont la tranquillité de conscience était superbe. Parfois, cependant, il s’attristait, non qu’il connût le doute ou le désenchantement. Mais pourquoi ce qu’il rêvait ne se réalisait-il pas aujourd’hui, ― ou demain ? C’était l’homme le plus pressé de la Russie.

Une fois je le rencontrai à 3 heures de l’après-midi près de l’église Znamenskaia : « Je viens souvent ici, me dit-il, pour voir de combien a monté la bâtisse. » (Il s’agissait de la gare des chemins de fer Nikolaïevskaia, que l’on construisait alors.) ― « J’ai du plaisir à venir regarder ce travail. Enfin, nous aurons un chemin de fer ! Vous ne sauriez deviner à quel point cette pensée me réjouit ! »

C’était dit sincèrement, avec chaleur. Il n’y avait aucune affectation chez Bielinsky.

Nous fîmes un bout de chemin ensemble et je me souviens qu’il me dit tout en marchant : « Quand on m’en-