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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

d’autant plus qu’il le donnait un peu en plaisantant. Mais il reprit bientôt son sérieux et ajouta :

« L’auteur d’Anna Karénine, malgré son immense talent, est un de ses esprits russes qui ne voient bien que ce qu’ils ont droit devant les yeux. Ils n’ont la faculté de tourner la tête ni à droite, ni à gauche ; pour regarder ce qui se trouve sur les côtés : il leur faudrait pour cela tourner tout le corps, — et alors ils diraient peut-être quelque chose de diamétralement opposé à ce qu’ils ont dit d’abord, — parce qu’avant tout ils sont absolument sincères. Cette volte-face peut ne pas avoir lieu, mais elle peut aussi se produire et, avant un mois, l’honorable auteur est bien capable d’affirmer qu’il est indispensable d’envoyer des volontaires, etc., etc., en un mot d’être absolument de notre avis. »

J’ai acheté le livre et ne l’ai pas, du tout, trouvé si innocent…

Et, comme malgré mon peu de goût pour le rôle de critique littéraire, je me suis décidé à parler d’Anna Karénine dans mon Carnet, j’ai cru qu’il ne serait pas superflu de reproduire ma conversation avec mon ami le Moscovite, auquel je demande pardon de mon indiscrétion.

II

CE QUE L’ON DIT ET CE QUE L’ON CACHE


Ces « lieux de mon enfance » que j’allais revoir ne sont qu’à 450 verstes de Moscou ; on fait 140 de ses verstes en chemin de fer, mais le trajet demande près de dix heures. Il y a nombre d’arrêts et de changements de trains ; à une des gares de bifurcation, il faut attendre trois heures. Et le voyage s’agrémente de tous les désagréments des chemins de fer russes et de la négligence hautaine des employés. La maxime qui sert de principe à