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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

tiens orthodoxes ! Je n’ai plus rien ! Me voici en haillons, seul comme le doigt ! » Et son expression de visage devient malveillante, Car il y a autre chose : « On cache les mauvaises nouvelles ; ce télégramme, on l’a lu par hasard, mais on va l’arrêter ; il n’ira pas plus loin !… » Du coup je ne puis plus me retenir, je m’approche du groupe et déclare que ce sot là des bêtises, qu’on ne tue pas comme cela dix-sept mille soldats. Le gars demeure un peu confus, pas trop pourtant :

— Dame ! Nous sommes des gens simples. Nous répétons les choses comme nous les avons entendues.

La foule se disperse vite, car la sonnette du train retentit. Le fait est fort intéressant pour moi à présent, parce qu’il s’est passé le 19 juillet et que la veille avait eu lieu la bataille de Plewna. Quelle dépêche pouvait arriver ? Et où cela ? Dans un train de chemin de fer ? Naturellement c’est une coïncidence de pur hasard. Je ne crois pas d’ailleurs que « le gars » soit l’inventeur de la fausse nouvelle. Il aura entendu cela de quelqu’un d’autre. Je pense qu’il a poussé un joli nombre de fabricants de fausses nouvelles, d’insuccès et de malheurs cet été ; ces gens-là avaient un autre but que le plaisir de mentir.

Étant donné le patriotisme et l’enthousiasme du peuple, l’importance du but de cette guerre, la foi ardente en son tsar qui anime toute la population, je crois que ce parti pris de cacher les nouvelles est plus nuisible qu’utile. Personne ne peut exiger qu’on livre à la foule les plans stratégiques, les chiffres de l’effectif, les secrets militaires, etc., mais il me semble que nous aurions le droit de savoir ce que savent les journaux viennois, et plus tôt qu’eux.

Assis dans le salon où je devais attendre trois heures un changement de train, j’étais de très méchante humeur. N’ayant rien à faire, l’idée me vint de rechercher la cause de mon irritation… Il devait y avoir là autre chose que des raisons générales, quelque agacement plus direct. Je ne cherchais pas longtemps, tout à coup, je me mis à rire. Je la tenais la cause de ma mauvaise humeur ! Deux station avant celle-ci était entré dans mon wagon un gentleman, un parfait gentleman, le prototype de gen-