Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/533

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
529
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

devine trop que l’auteur les a « soufflées ». Sans doute, le livre est sincère ; l’auteur parle là du fond de son âme. Les chose scabreuses, elles-même, — et il y en a beaucoup, — sont dites nettement, sans qu’il y ait à aller chercher des sous-entendus pires. Toutefois, je ne considère pas le livre comme inoffensif, pas le moins du monde, et je veux signaler ce qui m’a le plus particulièrement frappé.

Un mot d’abord sur Lévine, qui est le héros principal du roman ; l’auteur l’oppose aux personnages qui, comme nous le disions plus haut, souffrent ou meurent de leurs propres fautes. Lévine, néanmoins, n’est pas parfait : il lui manque, pour cela, bien des choses.

Lévine, somme toute, est un homme heureux, et la conclusion du roman est pour sa plus grand gloire ; mais le monde intérieur spirituel lui manque encore. Il souffre des doutes éternels de l’humanité : sur Dieu, sur la vie éternelle, sur le mal, etc. Il se tourmente d’abord de n’être pas croyant ou de ne pouvoir, comme tant d’autres, se complaire en lui-même ; et c’est un indice de beauté d’âme, n’est-il pas vrai ? Mais on ne peut attendre moins de Lévine. Il est visible qu’il a beaucoup lu, les philosophes positivistes et autre aussi, les maîtres qui se sont illustrés dans l’étude des sciences naturelles. Mais rien ne le satisfait ; au contraire, ses lectures embrouillent encore ses opinions ; il se sauve dans les bois pour maugréer à son aise, et même il semble qu’il n’apprécie pas Kitty, sa femme, autant qu’il le devait. Mais, un beau jour, il rencontre un paysan qui, lui parlant de deux moujiks de caractères opposés, s’exprime ainsi : « … Certains ne vivent que pour la satisfaction de leurs besoins, pour se remplir le ventre, comme Mitukha Tokanitch, lui est un vieillard droit et honnête. Il vit pour son âme et se souvient de Dieu. »

— Comment ? Il se souvient de Dieu ?… Il vit pour son âme ? s’écrie presque Lévine.

— On sait bien comment : Selon la vérité et selon Dieu. Les hommes sont différents les uns des autres. Vous non plus, vous ne feriez de mal à personne…

— Oui, oui, adieu ! » fait Lévine suffoqué d’émotion ; il se retourne, prend sa canne et s’en va droit devant Lui…