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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/551

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

peuple russe est prêt à marcher comme un seul homme, à se sacrifier pour des frères opprimés.

— Non seulement à se sacrifier, rétorque Lévine, mais encore à massacrer les Turcs…

Et l’auteur lui-même s’exprime ainsi sur le compte de Lévine : Il ne pouvait admettre que quelques dizaines d’hommes dont faisait partie son frère, vinssent affirmer qu’eux et un certain nombre de journalistes représentaient la volonté du peuple, surtout quand il était question d’une volonté de vengeance et de meurtre.

C’était fort injuste : Il n’y a pas de vengeance en ceci. On mène chez nous une campagne contre des buveurs de sang, et nos troupes sont des plus humaines à l’égard de ces bandits. Peu d’armées européennes agiraient comme le nôtre. Dernièrement encore, quelques journaux laissaient entendre que l’on devait user de représailles envers les Turcs, ne fût-ce que pour les dégoûter de commettre leurs abominations. Ces Turcs martyrisent les blessés, leur coupent le nez, les mutilent. On cite des bachi-bouzouks qui, ayant pris par les pieds de petits enfants, les déchirent en deux pour la plus grande joie de leurs compagnons d’arme. Cette nation menteuse et infâme nie les atrocités commises. Les ministres du Sultan déclarent que leurs soldats ne sauraient torturer les blessés et les prisonniers « parce que le Koran le défend ». Et nous agissons humainement avec ces bêtes fauves. Toutefois on ne peut les laisser continuer à crever les yeux des enfants. Il faut en finir avec les Turcs, leur ôter toute envie de recommencer leurs infamies. N’ayez pas peur. Quand on les aura désarmés, ils se remettront à fabriquer et à vendre leur robe de chambre et leur savon comme nos Tartares de Kazan. Lévine peut-être rassuré au sujet des Turcs.

Il eût même pu être tranquille pour ses Turcs, l’année dernière. Ne connaît-il pas le soldat russe ? Celui-ci se bat bravement pendant la bataille, mais après cela, il est parfaitement capable de partager sa ration avec le prisonnier. De récentes correspondances en font foi. Et ce n’est pas qu’il ignore ce qui l’attendait s’il tombait aux mains des Turcs. Celui-là même qu’il nourrit lui