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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

faire ; ils accomplissent leur fonction presque mécaniquement. C’est pour cela qu’une attaque acharnées et une défense également acharnée sont de mise. La violence de l’attaque peut servir l’accusé. On ne peut donc rien inventer de mieux. Avec cela, la Justice est entouré de publicité. La foule afflue dans la salle d’audiences ; est-ce simplement pour le spectacle ? Non, elle veut être édifiée et sort de là avec les impressions les plus salutaires.

Cependant tous les assistants ont vu qu’il y avait dans tout cela quelque chose d’insincère. Non pas, certes, dans la conduite du tribunal ou dans la rédaction de la sentence. Mais ces habitudes dramatiques empruntées aux tribunaux européens se sont trop enracinées chez les représentants de la défense et de l’accusation.

Je rentre chez moi après ces débats et me mets à penser. Mais, me dis-je, je connais personnellement Ivan Christophorovitch, le procureur. C’est un très brave homme d’un grand esprit, et pourtant il a menti et sait qu’il a menti. C’était une affaire de deux mois de prison, et il l’a traité comme une affaire de déportation. Que ses exagérations aient servi à rendre tout plus clair, je le veux bien, mais il n’en est pas moins vrai qu’il a menti consciemment. Il a ainsi nui de son plein gré à l’accusé, étant donné surtout que la défense était médiocre. C’est l’amour-propre d’Ivan Christophorovitch qui est entré en jeu, aux dépens d’un malheureux prévenu. Est-ce excusable de la part d’un homme aussi humain, aussi hautement civilisé ?

Nous admettons que de tout cela sorte enfin la vérité, mais c’est par une voie tortueuse. La foule, qui est accourue là comme au spectacle, s’écriera à la sortie : « Comme ce procureur (ou comme cet avocat) ment bien ! » C’est donc le goût du mensonge cynique qui s’infiltre dans le public. On n’a plus soif de vérité, mais de talent. Le sentiment humain s’atrophie, et l’avocat n’y remédiera pas par ses évanouissements feints.

Je sais que ce ne sont là que vaines récriminations de ma part. Pourtant ces assises et ces jurys sont des institutions purement européennes. N’est-il pas possible d’espérer que des modifications apportées par l’esprit