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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

DÉCEMBRE


I

LA MORT DE NÉKRASSOV


Nékrassov est mort. Je l’ai vu, pour la dernière fois, un mois avant sa fin. Il avait déjà l’air d’un cadavre et il était étrange de voir ce cadavre parler, remuer les lèvres. Non seulement il parlait, mais il avait gardé toute sa lucidité d’idées. Il ne croyait toujours pas à sa mort prochaine. Une semaine avant d’expirer, il fut pris d’une attaque de paralysie qui immobilisa tout le côté droit de son corps. Il est mort le 27 à 8 heures du soir. Prévenu, je me rendis aussitôt chez lui. Son visage, rendu méconnaissable par la souffrance, me frappa étrangement. En sortant de sa chambre, j’entendis le lecteur de psaumes prononcer distinctement auprès de lui : « Il n’est pas d’homme qui ne pèche pas. »

En rentrant chez moi, il me fut impossible de travailler. Je pris les trois volumes de Nékrassov et me mis à les lire depuis la première page jusqu’à la dernière. Je passai ainsi toute la nuit, et ce fut comme si j’avais revécu trente années. Les quatre premiers poèmes du premier volume parurent dans le Recueil de Pétersbourg, qui publia aussi mon premier roman. Et à mesure que je lisais (et j’ai tout lu sans distinction), toute ma vie repassait devant mes yeux. Je me suis rappelé les vers de lui que je lus en Sibérie, quand, après avoir purgé ma condamnation à quatre ans de bagne, je puis enfin toucher à un livre… Bref, cette nuit-là je me suis, pour la première