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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

sion du peuple, ne s’adresse vraiment qu’à la classe intelligente. Et cela a pu se voir dans tous les articles qui ont parlé de lui après sa mort.

III

LE POÈTE ET L’HOMME


Tous les journaux ont insisté sur certain « esprit pratique » de Nékrassov, sur ses défauts, ses vices même, ajoutant que, grâce à quelque duplicité, il ne nous laissait qu’une image un peu trouble de lui-même. Certaines publications ont parlé de son amour pour le peuple et des journaux dont souffre l’intelligence russe. Moi je crois que, dans l’avenir, le peuple connaîtra Nékrassov. Il comprendra alors qu’il y a eu un bon noble russe qui s’est attendri sur ses malheurs et qui, aux jours de tristesse, est allé vers lui. L’amour pour le peuple n’a peut-être, en effet, été, chez Nékrassov, qu’une issue à ses douleurs personnelles.

Mais avant de rien dire des douleurs personnelles du poète, je veux expliquer certains côtés de l’homme. Chez Nékrassov, l’homme et le poète sont intimement mêlés l’un à l’autre. Ils ont si bien réagi l’un sur l’autre, qu’en parlant du poète il faut s’occuper du citoyen. Ceux qui lui consacrent des articles ont toujours l’air de vouloir l’excuser. De quoi ? Quel besoin peut-il avoir de notre indulgence ? On prononce à chaque instant cette expression d’ « esprit pratique » ; on veut dire par là, sans doute, qu’il possédait l’art de bien faire ses affaires ; et, en effet, les justifications pleuvent aussitôt. Il a beaucoup souffert dès l’enfance ; adolescent, il a connu encore à Pétersbourg des jours difficiles, abandonné, sans gîte ; il a eu des quantités de chagrins et d’ennuis, et il n’y a pas à s’étonner que l’ « esprit pratique » lui soit venu