Aller au contenu

Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/599

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
595
JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

souffre sincèrement… La vérité est-elle ailleurs ? dans les terres européennes qui ont une ferme organisation historique, une vie sociale nettement définie ? Il ne comprendra pas que la vérité est en lui-même, et comment le comprendrait-il ? Il est comme un étranger dans son propre pays, il a désappris le travail, il n’a pas de culture. Il n’est qu’une poussière flottante dans l’air. Il le sent et il en souffre. Appartenant sans doute à la noblesse héréditaire, probablement propriétaire de serfs, il s’est offert la fantaisie de vivre avec des gens qui ne reconnaissent pas de loi ; il a promené un ours qu’il montre… Comme de raison la femme, la « femme sauvage», selon l’expression d’un poète, pouvait lui rendre l’espoir de la guérison, et c’est aveuglément qu’il s’éprend de Zemfira. « Voilà, dit-il, où est ma guérison et peut-être mon bonheur, ici, au sein de la nature, parmi des hommes qui n’ont ni civilisation ni lois ! » Mais lors de ses débuts dans la vie sauvage, il supporte mal l’épreuve et tache ses mains de sang. Les Tsiganes le chassent, sans vengeance et sans dépit, loyalement et magnifiquement :


Laisse-nous, homme orgueilleux.
Nous sommes sauvages. Nous n’avons pas de lois ;
Nous ne tourmentons pas et ne punissons pas.


Tout cela naturellement se passe en pleine fantaisie ; mais, pour la première fois, le type de « l’orgueilleux homme civilisé », en tant qu’opposé à l’homme sauvage, est saisi d’une façon juste. Et c’est chez nous qu’il est mis debout pour la première fois par Pouschkine. C’est un fait à retenir.

Dès que l’orgueilleux homme civilisé croira à une offense, il frappera et punira méchamment l’offenseur : se rappelant qu’il appartient à l’une des « quatorze classes de la noblesse », il poussera les hauts cris et regrettera la loi qui réprimait ceux qui pouvaient le gêner. Et l’on dira que ce magnifique poème n’est qu’une œuvre d’imitation ! On pressent déjà là la « solution russe » de la « question maudite » :

« Humilie-toi, homme orgueilleux ; il faut d’abord vaincre ta fierté. Humilie-toi, homme oisif, travaille ta glèbe