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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

rendre heureux en faisant souffrir un seul être consentiraient à accepter un pareil bonheur ? Dites, Tatiana peut-elle prendre une autre décision que celle qu’elle prend, elle dont l’âme est si haute, elle dont le cœur a été si durement éprouvé ? Une vraie âme russe conclura comme elle : « Je préfère être seule privée de bonheur à faire le malheur d’un seul être humain ; je veux que personne ne connaisse mon sacrifice, mais je refuse toute joie qui contriste une autre créature. » Mais Oniéguine sera malheureux ? La question ici est autre. Je crois que, même veuve, Tatiana n’aurait pas épousé Oniéguine. Elle sait qu’Oniéguine en revoyant, dans un milieu brillant, la femme qu’il a jadis refusée, a pu être impressionné par le luxe qui la pare et l’entoure. Le monde adore cette fillette qu’il a failli mépriser ; le monde, cette autorité souveraine pour Oniéguine !

« Voici mon idéal, s’écrie-t-il, mon salut, la fin de mes angoisses ! Et j’ai perdu tout cela ! Et le bonheur a été si proche, si possible ! » Et comme jadis Aleko vers Zemphyra, il s’élance vers Tatiana, cherchant dans la satisfaction de cette nouvelle fantaisie la solution de tous ses doutes. Mais Tatiana ne l’a-t-elle pas depuis longtemps deviné ? Elle sait qu’au fond il n’aime que le caprice nouveau et non pas elle, qui est toujours la timide Tatiana d’autrefois. Elle sait qu’il n’aime pas la femme qu’elle est réellement, mais celle qu’elle paraît être ; est-il même capable d’aimer qui que ce soit ? Si elle le suit, il se désillusionnera, et le lendemain il se moquera de son enthousiasme de la veille. Il n’a aucun fond. C’est un brin d’herbe que le vent emporte où il veut. Elle est d’une nature toute différente. Quand elle a conscience que le bonheur de toute sa vie est perdue, elle s’appuie encore sur ses souvenirs d’enfance, de vie paisible et villageoise. Les souvenirs de jadis lui sont maintenant plus chers que tout ; il ne lui reste que cela, mais c’est cela qui la sauve du désespoir complet. Mais à lui, Oniéguine, que reste-t-il ? Ne pourrait-elle donc le suivre par pure compassion, pour lui donner ne fût-ce que l’apparence du bonheur ? Non, il y a des âmes fortes qui ne peuvent trahir même par pitié. Tatiana ne peut suivre Oniéguine.