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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/607

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

utilitaire ; mais plus tard il a certainement obéi à un mystérieux sentiment qui l’entraînait à préparer pour la Russie un avenir immense. Le peuple russe lui-même n’a vu au début qu’un progrès matériel et utilitaire, mais il n’a pas tardé à comprendre que l’effort qu’on lui faisait accomplir devait le mener plus loin et plus haut. Nous nous sommes bientôt élevés jusqu’à la conception de l’universelle unification humaine. Oui, la destinée du Russe est pan-européenne et universelle. Devenir un vrai Russe ne signifie peut-être que devenir le frère de tous les hommes, l’homme universel, si je puis m’exprimer ainsi. Cette division entre slavophiles et occidentaux n’est que le résultat d’un gigantesque malentendu. Un vrai Russe s’intéresse autant aux destinées de l’Europe, aux destinées de toute la grande race aryenne qu’à celles de la Russie. Si vous voulez approfondir notre histoire depuis la réforme de Pierre le Grand, vous verrez que cela n’est pas un simple rêve qui m’est personnel. Vous constaterez notre désir à tous d’union avec toutes les races européennes dans la nature de nos relations avec elles, dans le caractère de notre politique d’État. Qu’a fait la Russie pendant deux siècles, si elle n’a pas servi encore plus l’Europe qu’elle-même ? Et cela ne saurait être un effet de l’ignorance de nos politiciens. Les peuples de l’Europe ne savent pas à quel point ils nous sont chers. Oui, tous les Russes de l’avenir se rendront compte que se montrer un vrai Russe c’est chercher un vrai terrain de conciliation pour toutes les contradictions européennes ; et l’âme russe y pourvoira, l’âme russe universellement unifiante qui peut englober dans un même amour tous les peuples, nos frères, et prononcer enfin les mots d’où sortira l’union de tous les hommes, selon l’Évangile du Christ ! Je ne sais que trop que mes paroles peuvent paraître entachées d’exagération et de fantaisie. Soit, mais je ne me repens pas de les avoir prononcées. Elles devaient être dites surtout au moment où nous honorons notre grand homme de génie russe, celui qui a su le mieux faire ressortir l’idée qui les a dictées. Oui, c’est à nous qu’il sera donné de prononcer « une parole nouvelle ». Sera-t-elle dite pour la gloire économique ou pour la gloire de la science ? Non, elle