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Page:Dostoïevski - Journal d’un ecrivain.djvu/76

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JOURNAL D’UN ÉCRIVAIN

même chanson… Sur une pierre funéraire je trouvai un sandwich dans lequel on avait mordu. Je le jetai. Oh ! ce n’était pas du pain, c’était un sandwich ! Du reste, jeter du pain, est-ce un péché ou un demi-péché ? Il faudra que je consulte l’Annuaire de Souvarine.

Je suppose que je demeurai assis trop longtemps, si longtemps que je crois bien avoir fini par me coucher sur la longue pierre d’un sépulcre… Alors, je ne sais comment cela commença, mais sûrement j’entendis des bruits. D’abord je n’y pris pas garde, puis les bruits se transformèrent en conversation, en une conversation tenue à voix basses, à voix sourdes, comme si chacun des interlocuteurs s’était mis un coussin sur la bouche. Je me redressai et me pris à écouter avec attention.

― Excellence, disait l’une des voix, c’est absolument impossible. Vous avez déclaré cœur, j’ai whist, et tout d’un coup vous avez sept en carreau. Il fallait déclarer votre carreau d’abord.

― Mais si je joue cœur, où sera l’intérêt du jeu ?

― Rien à faire sans garantie, Excellence. Il faut un mort.

― Eh ! un mort, ça ne se trouve pas ici !

Singulières paroles, vraiment étranges et inattendues ! Mais il n’y avait pas de doute à conserver : les voix sortaient bien des tombeaux. Je me penchai et lus sur la dalle de l’une des sépultures cette inscription :

« Ici repose le corps du général Pervoïedov, chevalier de tels et tels ordres. Mort en août… 57. Repose-toi, chère cendre, jusqu’au glorieux matin… »

Sur l’autre il n’y avait rien de gravé. ― La tombe était assurément celle d’un nouvel habitant du cimetière. L’inscription n’était pas encore, probablement, rédigée au gré de la famille. Pourtant, si étouffée que fût la voix du mort, je jugeai, ― car je suis perspicace, ― que ce devait être un conseiller de cour.

― Oh ! oh ! oh ! entendis-je encore. Cette fois j’étais sûr que c’était une nouvelle voix qui partait d’une distance d’au moins cinq sagènes du tombeau du général. Je regardai la sépulture d’où filtrait la nouvelle voix. On devinait que la fosse était encore fraîche. La voix devait