Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/10

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maigre résultat ; ils se lasseront vite de ces intrigues bizarres, obscures, sans lien apparent, à moins qu’ils ne s’égayent aux dépens de ce Russe, naïf imitateur d’Eugène Sue dans la préparation de ses coups de théâtre. Par contre, je ne crois pas qu’il y ait une lecture plus passionnante pour le médecin, le physiologiste, le philosophe, pour tous ceux que préoccupe l’étude de cette mystérieuse machine à penser, logée dans l’animal humain.

L’idée mère de l’Idiot est celle-ci : un cerveau, atteint dans quelques-uns des ressorts que nous considérons comme essentiels, et qui ne nous servent que pour le mal, peut rester supérieur aux autres intellectuellement et moralement, – moralement surtout. Dostoïevsky a imaginé un type assez proche de l’innocent des campagnes russes, du saint populaire, tel que le béatifiait la piété du moyen âge ; il a reconstruit ce type avec les données de la physiologie, il l’a haussé de plusieurs degrés sur l’échelle sociale ; il l’a transporté dans la vie moderne la plus compliquée ; et il a voulu que cette créature inachevée joignît la prééminence de l’esprit à celle de la vertu. Il a voulu plus encore ; pour bien mesurer toute l’audace de sa pensée, il faut rechercher la genèse de l’Idiot. Je crois qu’on peut l’établir presque à coup sûr. L’écrivain a d’abord songé au Don Quichotte ; il y fait clairement allusion en un passage. Le roman de Cervantes a toujours un attrait particulier pour les imaginations russes ; il avait déjà fourni à Gogol l’idée première et le cadre des Âmes mortes ; il suggéra à Dostoïevsky le désir d’incarner à son tour, en un personnage symbolique, l’éternelle protestation de l’idéal contre le train fâcheux du monde. Mais, aussitôt engagé dans cette voie, notre mystique recule plus loin et monte plus haut ;