Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/106

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si grand, j’ai toujours été si peu dégourdi ; je sais que je suis laid… enfin j’avais aussi contre moi ma qualité d’étranger. Les enfants, d’abord, se moquèrent de moi, puis ils se mirent même à me jeter des pierres, après qu’ils m’eurent surpris embrassant Marie. Je ne l’ai embrassée qu’une seule fois… Non, ne riez pas, se hâta d’ajouter le prince en réponse aux sourires de ses auditrices, — l’amour n’était pour rien là dedans. Si vous aviez connu cette malheureuse créature, vous-mêmes auriez eu, comme moi, pitié d’elle. C’était une jeune fille de notre village ; elle habitait avec sa mère une petite bicoque éclairée par deux fenêtres. La vieille vendait du lacet, du fil, du tabac, du savon ; avec la permission des autorités elle étalait sa marchandise sur une planche disposée devant une de ses fenêtres ; ce commerce lui rapportait quelque menue monnaie qui la faisait vivre. Elle était malade et avait les pieds gonflés, ce qui l’obligeait à rester toujours assise. Marie avait vingt ans, elle était maigre et d’une faible constitution ; quoique depuis longtemps la phthisie se fût déclarée chez elle, néanmoins elle allait travailler à la journée dans des maisons où elle faisait le gros ouvrage : elle lavait les parquets, lessivait le linge, balayait les cours, donnait à manger aux bestiaux. Un commis voyageur français la séduisit et l’emmena avec lui, mais, au bout d’une semaine, il la planta là. Abandonnée sur un grand chemin, elle revint chez elle en demandant l’aumône tout le long de la route ; elle arriva toute sale, tout en loques, avec des souliers horriblement déchirés ; elle avait marché pendant huit jours, couchant à la belle étoile, et avait beaucoup souffert du froid ; ses pieds étaient ensanglantés, ses mains couvertes d’engelures et de crevasses. Du reste, auparavant déjà elle n’était pas belle ; elle avait seulement de doux yeux, pleins de bonté et d’innocence. Sa taciturnité était extraordinaire. Une fois, — c’était avant l’incident dont je viens de parler, — elle se mit tout à coup à chanter pendant qu’elle travaillait, et je me souviens que le fait causa un étonnement général. « Marie a chanté ! Comment ! Marie a chanté ! » se disait-on