Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/115

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

j’entends un enfant dans le sens complet du mot. Vous avez d’un adulte la taille et le visage, mais c’est tout. Sous le rapport du développement, de l’âme, du caractère, peut-être même de l’intelligence, vous n’êtes pas un homme fait et vous resterez tel, dussiez-vous vivre jusqu’à soixante ans. » Cela me fit beaucoup rire. Évidemment il se trompe : est-ce que j’ai l’air d’un baby ? Une chose est vraie pourtant, c’est que je n’aime pas à me trouver avec les adultes, avec les hommes, avec les grandes personnes, et, — j’en ai fait la remarque depuis longtemps, — je n’aime pas, parce que je ne sais pas. Quoi qu’ils me disent, quelque bonté qu’ils me témoignent, leur commerce m’est toujours pénible et je suis enchanté sitôt que je puis aller rejoindre mes camarades ; or ceux-ci ont toujours été les enfants, non parce que j’étais moi-même un enfant, mais parce que je me sentais attiré vers le jeune âge. Dans les premiers temps de mon séjour là-bas, lorsque, errant seul et triste, je les voyais tout à coup sortir bruyamment de l’école avec leurs petits sacs et leurs ardoises, avec leurs jeux, leurs rires, leurs cris, toute mon âme s’élançait soudain vers eux. Je ne sais pas, mais j’éprouvais une sensation de bonheur extraordinairement forte chaque fois que je les rencontrais. Je m’arrêtais et j’avais un rire de béatitude en considérant leurs petits pieds qui trottaient si vite, les garçons et les fillettes courant ensemble, les rires et les larmes (car, en revenant chez eux après la classe, plusieurs trouvaient le temps de se battre, de pleurer, de faire la paix et de jouer). Devant ce spectacle j’oubliais mon chagrin. Ensuite, durant ces trois ans, je ne pouvais comprendre comment ni pourquoi les hommes se tourmentent. Mon genre d’existence me rapprochait des enfants. Je comptais même ne jamais quitter le village et j’étais loin de supposer que je reviendrais un jour ici, en Russie. Il me semblait que je resterais toujours là, mais à la fin je reconnus que Schneider ne pouvait pas me garder. D’ailleurs, il survint une circonstance si importante que Schneider lui-même me pressa de partir. Je vais voir ce