Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/154

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ne pas le comprendre. La frayeur avait cloué Gania à sa place.

La visite de Nastasia Philippovna, dans les circonstances présentes surtout, constituait pour tout le monde l’événement le plus étrange, le plus inattendu et le plus inquiétant. D’abord, c’était la première fois que cette personne venait chez les Ivolguine. Jusqu’alors elle s’était montrée tellement dédaigneuse à leur égard que même, en causant avec Gania, elle n’avait jamais manifesté le désir de faire leur connaissance ; depuis quelque temps, elle ne parlait pas plus d’eux que s’ils n’avaient pas existé. En un sens, Gania était bien aise qu’elle évitât un sujet d’entretien si scabreux pour lui ; mais, au fond de son cœur, il conservait une amère rancune de cette indifférence méprisante. En tout cas, il croyait Nastasia Philippovna beaucoup plus disposée à se moquer de ses parents qu’à leur faire une politesse : elle était au courant, il le savait très-bien, de tout ce qui se passait chez lui depuis qu’il avait demandé sa main, et elle n’ignorait pas de quel œil la famille Ivolguine la considérait. En ce moment, c’est-à-dire après le don du portrait et quelques heures avant la soirée où elle avait promis de décider du sort de Gania, la visite de la jeune femme semblait avoir une signification facile à comprendre.

Le doute qui se lisait dans tous les yeux fixés sur le prince ne dura pas longtemps : Nastasia Philippovna apparut elle-même à l’entrée du salon et, cette fois encore, en pénétrant dans la chambre, elle poussa légèrement le prince.

— Enfin j’ai réussi à entrer !… Pourquoi y a-t-il une sonnette chez vous ? dit-elle gaiement en tendant la main à Gania, qui s’était aussitôt élancé vers elle. — Quelle mine stupéfaite vous avez ! Présentez-moi donc, je vous prie !…

Le jeune homme ahuri la présenta d’abord à Varia. Les deux femmes, avant de se tendre la main, échangèrent des regards étranges. Nastasia Philippovna, du reste, riait et affectait l’enjouement, mais Varia ne se donna pas la peine de feindre : longuement, d’un air sombre, elle considéra la