Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/17

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que tout état passionnel est un commencement de folie, ou, si l’on aime mieux, une folie momentanée ? que les mouvements désordonnés de l’esprit et leurs signes extérieurs sont les mêmes, dans l’aliénation constitutionnelle qui tombe sous le diagnostic du médecin, et dans l’aliénation passagère pour laquelle on ne réclame pas le secours de ce médecin ? Qu’on veuille bien examiner à ce point de vue toute la littérature classique. Je ne parle même pas de Shakspeare, il me fournirait des arguments trop faciles ; mais des écrivains les plus mesurés, les moins suspects de se complaire aux singularités pathologiques, d’un Euripide ou d’un Racine. Voyez, écoutez Oreste, Phèdre, Hermione ; le désordre des sentiments et des idées, le désordre des gestes, quand un acteur de génie interprète ces rôles, est-ce autre chose en principe que la folie délirante, telle qu’un aliéniste l’observe dans sa clinique ? Sans doute les convenances de l’art classique ont beaucoup atténué l’excès d’impulsion dans ces sentiments et ces gestes ; c’est une question de nuances ; mais les phénomènes sont du même ordre, sur ce théâtre où l’on représente des scènes de passion, et à l’asile où l’on traite des monomanes, des agités. Si, au lieu de ces héros relativement contenus, vous ramenez sur le théâtre Hamlet ou Macbeth, il n’y a plus aucune différence dans l’expression des deux folies. Ainsi, la littérature, qu’elle le veuille ou non, étudie un cas de maladie, elle fait de la pathologie mentale, chaque fois qu’elle nous dépeint un état passionnel très-caractérisé.

Ce qui distingue les écrivains classiques d’un Dostoïevsky, — en dehors des questions de mesure et d’intensité, — c’est que les premiers n’ont jamais soupçonné qu’ils s’aventuraient sur un terrain où leur art se rencontrait avec celui du médecin. Des rapports étroits qui