Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/188

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velle bouteille qu’il avait mis une heure à boire, ensuite il en demanda une autre et la vida également. On doit supposer qu’au cours de ces libations le général eut le temps de raconter à peu près toute son histoire. À la fin, le prince se leva en disant qu’il ne pouvait plus attendre. Ardalion Alexandrovitch but les dernières gouttes qui étaient restées dans la bouteille et, d’un pas très-chancelant, sortit de la chambre. Le prince était au désespoir. Il ne comprenait pas comment il avait pu placer si bêtement sa confiance. Au fond, il n’avait jamais attendu du général qu’une chose, c’était que celui-ci l’introduisit chez Nastasia Philippovna, fût-ce au prix d’un certain scandale, mais le scandale menaçait de dépasser les prévisions de Muichkine. Décidément ivre, Ardalion Alexandrovitch tenait à son compagnon toutes sortes de discours éloquents et pathétiques ; il ne cessait de se répandre en récriminations contre les différents membres de sa famille : tout le mal venait de leur mauvaise conduite et il n’était que temps d’y mettre une borne.

Enfin ils se trouvèrent dans la Litéinaïa. Le dégel continuait ; dans les rues sifflait un vent tiède et malsain, les voitures pataugeaient dans la boue, le pavé résonnait sous les sabots des chevaux de sang et des rosses. Le long des trottoirs cheminait mélancoliquement la foule mouillée des piétons. On rencontrait des gens ivres.

— Voyez-vous ces premiers étages brillamment éclairés ? dit le général, — ce sont tous camarades à moi qui y habitent, et moi, moi qui ai plus longtemps servi, plus souffert qu’aucun d’eux, je vais à pied jusqu’au Grand Théâtre pour faire visite à une femme équivoque ! Un homme qui a treize balles dans la poitrine… vous ne le croyez pas ? Pourtant c’est exprès pour moi que Pirogoff a télégraphié à Paris et quitté momentanément Sébastopol assiégé ; Nélaton, le médecin des Tuileries, a demandé au nom de la science un sauf-conduit pour venir me visiter dans Sébastopol assiégé. On sait cela en haut lieu : « Ah ! c’est cet Ivolguine qui a treize balles… » Voilà comment on parle de moi ! Voyez-vous cette