Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/222

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la veille encore tué, anéanti, Platon se jeta dans mes bras en sanglotant. Hélas ! tous les maris sont les mêmes depuis la création… du mariage ! Je n’ose rien ajouter, je me bornerai à dire que cet incident ruina définitivement les affaires du pauvre Pétia. Je pensais d’abord que, quand il saurait tout, il me tuerait, et je pris même des mesures en conséquence ; mais les choses suivirent un cours tout différent de ce que j’aurais pu supposer. Pétia s’évanouit, le soir il eut le délire, et le lendemain matin la fièvre chaude se déclara chez lui ; il sanglotait comme un enfant, il avait des convulsions. Sa maladie dura un mois, et, dès qu’il fut rétabli, il se fit envoyer au Caucase ; bref un vrai roman ! En fin de compte, il fut tué en Crimée. Son frère, Stépan Vorkhovskoï, était déjà, à cette époque, un brillant colonel. J’avoue que cette affaire m’a laissé de longs remords. Pourquoi ai-je causé un tel chagrin à Pétia ? Passe encore si alors j’avais été moi-même amoureux, mais non, c’était de ma part une simple niche, un caprice de libertin, rien de plus. Et si je ne lui avais pas soufflé ce bouquet, il vivrait peut-être encore, il serait heureux, il n’aurait pas eu l’idée d’aller se faire tuer par les Turcs !

Afanase Ivanovitch termina son récit avec une dignité calme, comme il l’avait commencé. Quand il eut fini, on remarqua que les yeux de Nastasia Philippovna brillaient d’un éclat particulier et même que ses lèvres tremblaient. Tous les regards se portèrent curieusement sur le narrateur et sur la jeune femme.

— On a trompé Ferdychtchenko ! On l’a mystifié ! Non, c’est ce qui s’appelle une flouerie ! gémit Ferdychtchenko, comprenant qu’il pouvait et devait glisser son petit mot.

— Mais à qui la faute si vous ne comprenez rien ? Voilà, instruisez-vous auprès des gens d’esprit ! répliqua presque triomphalement Daria Alexievna. (C’était la vieille amie, l’âme damnée de Totzky.)

— Vous avez raison, Afanase Ivanovitch, ce petit jeu est fort ennuyeux et il faut y mettre fin le plus tôt possible, dit