Page:Dostoïevski - L’Idiot, tome 1.djvu/273

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Zeidler, parce que celui-ci lui avait promis cinquante roubles…

— C’était cinquante roubles si j’obtenais gain de cause, et cinq roubles seulement en cas de perte, rectifia Lébédeff.

Il donna cette explication d’un ton calme et posé qui formait un contraste aussi étrange que subit avec l’animation de ses paroles précédentes.

— Eh bien, naturellement, il a fait fiasco ; la justice n’est plus rendue comme autrefois, et il a seulement excité la risée. Mais malgré cela il est resté très-content de lui-même. « Juges impartiaux, a-t-il dit, songez qu’un malheureux vieillard, privé de l’usage de ses jambes, vivant d’un travail honorable, est dépouillé de son dernier morceau de pain ; rappelez-vous la sage parole du législateur : Que la clémence règne dans les tribunaux. » Et figurez-vous que chaque matin, ici, il nous récite d’un bout à l’autre cette même plaidoirie, telle qu’il l’a prononcée là-bas ; nous l’avons entendue aujourd’hui pour la cinquième fois ; au moment où vous êtes arrivé, il était encore en train de la débiter, tant elle lui plaît. Il s’en pourlèche les babines. Et il se dispose à plaider encore pour quelqu’un. Vous êtes, je crois, le prince Muichkine ? Kolia m’a dit n’avoir jamais rencontré d’homme plus intelligent que vous dans le monde…

— Non, non, il n’y a pas d’homme plus intelligent dans le monde ! s’empressa de confirmer Lébédeff.

— Cette opinion n’a peut-être aucune importance. L’un vous aime et l’autre vous cajole ; moi, je n’ai nullement l’intention de vous flatter, soyez-en convaincu. Mais vous n’êtes pas dépourvu de sens : eh bien, soyez juge entre lui et moi. Allons, veux-tu que nous prenions le prince pour arbitre ? ajouta-t-il en s’adressant à son oncle. — Je suis bien aise, prince, que le hasard vous ait amené ici.

— Je le veux ! fit avec force Lébédeff, et machinalement il jeta un regard sur le public qui s’était de nouveau rapproché des deux interlocuteurs.